Le blog de Mgr Claude DAGENS

50 ANS D'HISTOIRE AU QUOTIDIEN : LE TÉMOIGNAGE D'UN ÉVÊQUE LECTEUR DE "LA CROIX"

29 Novembre 2010 Publié dans #Interventions diverses

 

 

 

Intervention faite le 18 novembre 2010, au cours d'une table ronde organisée par la librairie La Procure de Paris, à l'occasion de la parution de l'ouvrage : "La Croix : 50 ans d'histoire au quotidien. 1958-2008"           

 

 

        En 1987 fut organisé à Paris un colloque consacré au premier centenaire de LA CROIX : 1883 – 1983. Notre ami, le grand historien René RÉMOND présidait et animait ce colloque. À la fin de son allocution d’ouverture, il avait formulé cette remarque très judicieuse : « Un journal est fait pour être lu par des êtres de chair et de sang qui font corps avec leur temps, qui en partagent les élans, les ambitions, les préjugés et les étroitesses, mais aussi les générosités et les passions. » Et au cours de cette allocution, il avait précisé encore davantage : « La Croix a la singularité d’entretenir une double relation : avec la hiérarchie catholique d’une part et avec ses lecteurs de l’autre. » (Cent ans d’histoire de la Croix : 1883-1983, Paris, 1987, p.17, p.14). Et l’on pourrait préciser : parmi ces lecteurs de la Croix se trouvent aussi des membres de la hiérarchie, des évêques, et spécialement des évêques de l’Église catholique qui est en France.

            Telle est la réalité qui inspire mes réflexions d’aujourd’hui, en ce 18 Novembre 2010. Ces réflexions sont celles d’un évêque qui lit très régulièrement la Croix, qui est parfois heureux d’y collaborer, et qui, surtout, constate, en lisant la Croix, qu’un journal quotidien peut être aussi sinon prophétique, du moins clairvoyant, parce qu’il a la liberté de faire émerger ce qui, à l’intérieur même de l’histoire, aussi bien politique que religieuse, dépasse l’immédiat, ce qui oblige à s’arrêter pour comprendre, pour peser, pour penser, pour distinguer l’important de l’accessoire.

            Je voudrais illustrer ce caractère clairvoyant et même prophétique du quotidien la Croix en trois domaines qui font incontestablement partie des cinquante dernières années (1958 – 2008) que vous venez de baliser dans ce livre qui est à la fois une mine et un trésor. J’énonce sans tarder ces trois domaines qui me semblent très significatifs : celui de la « laïcité à la française », comme l’on dit, celui de la compréhension du Concile Vatican II, de Jean XXIII à Benoît XVI, et celui de ces événements ou de ces personnes que l’on peut et que l’on doit reconnaître comme des signes des temps, ou plus exactement, des signes qui, tout en étant inscrits dans le temps de l’histoire, dépassent ce temps.

 

 

1. LA LAÏCITÉ À LA FRANÇAISE

 

            Vaste domaine, qui de 1959 à 2010, de Michel DEBRÉ à Nicolas SARKOZY, reste étonnamment actuel ! Mais la vertu de la Croix, dans ce domaine si sensible, n’est pas seulement d’accompagner et de commenter des événements liés à la pratique de cette « laïcité à la française », c’est de devancer des évolutions ou des crises, en obligeant à prendre du recul, en posant des questions, en exprimant des convictions qui vont bien au-delà des émotions.

            C’est le cas à la fin de l’année 1959 alors que, sur la demande du général de GAULLE, Michel DEBRÉ se prépare à faire adopter une loi qui sera finalement décisive, mais dont certains catholiques redoutent encore les conséquences. De sorte qu’avant le vote de cette loi, le 23 Décembre 1959, le rédacteur en chef de la Croix, le Père Antoine WENGER exprime des souhaits en vue d’une « authentique liberté de l’enseignement » : « La paix scolaire est aujourd’hui un impératif national. Alors que se transforment les structures politiques, économiques, sociales du pays, est-il pensable que la paix scolaire ne suive pas une évolution parallèle ? Il ne s’agit pas aujourd’hui d’une réforme de l’enseignement, il s’agit de réduire la dualité de l’école pour aboutir non pas à l’unité des pays totalitaires, mais à une coexistence des deux enseignements, faite de confiance et d’estime réciproques. » (La Croix, 50 ans d’histoire au quotidien, 23 décembre 1959, p.41).

            La « loi Debré » fut votée et elle fut largement appliquée. Mais voici que, plus de vingt ans après, en 1981, alors que François MITTERRAND vient d’être élu président de la République, les projets du parti socialiste au sujet d’un système unifié d’enseignement inquiètent les milieux catholiques. Et c’est alors à René RÉMOND que la Croix donne la parole pour un plaidoyer fort intelligent en faveur du pluralisme, en raison de l’évolution même de la notion de laïcité :

            «  La notion de laïcité s’est transformée et enrichie : elle n’est pas identifiée à la neutralité, au silence sur ce qui divise, à l’ignorance de la diversité. Elle est aujourd’hui reconnaissance et acceptation des différences, affirmation du pluralisme… Poursuivre aujourd’hui, sans tenir compte de ces changements, la réalisation du dessein formé il y a un siècle d’un système unitaire et uniforme d’enseignement, ce serait se comporter de façon rétrograde et pas démocratique. Au XIXe siècle, pour des raisons historiques, la démocratie impliquait l’unité et signifiait l’uniformité. C’est le contraire aujourd’hui où ce sont les plus démocrates qui revendiquent le droit à la différence et combattent la prétention de l’État à tout contrôler. » (René RÉMOND, 10 juin 1981, ibid., p.347).

            Quelques années plus tard, en 1984, alors que le projet de loi d’Alain SAVARY provoque de vives appréhensions du côté catholique, c’est l’archevêque de Paris lui-même, Jean-Marie LUSTIGER, qui s’exprime dans la Croix avant la grande manifestation prévue à Versailles le 4 Mars 1984. Lui aussi plaide pour le respect effectif du pluralisme et il insiste :

            « Je n’ai pas le sentiment d’aller défendre à Versailles des intérêts sectoriels dans le cadre d’une lutte partisane entre des fractions politiques. Je crois être le témoin d’une revendication de la société civile, fondée sur des exigences éthiques… Je souhaite que nous parvenions non seulement à un compromis – le compromis c’est ce qui suit un litige – mais je vais plus loin : j’aimerais que nous arrivions vraiment à cet événement historique qui verrait les Français, actuellement divisés, s’accepter dans leurs différences légitimes… Il me semble qu’aujourd’hui, il existe une chance historique pour que cette question soit non pas enterrée, mais réglée positivement… C’est-à-dire que les Français reconnaissent la légitimité de la liberté accordée dans le domaine éducatif. » (Jean-Marie LUSTIGER, 2 mars 1984, ibid., p.384).

            Et l’on sait ce qu’il advint en juillet 1984, en attendant qu’en 2005, l’année du premier centenaire de la fameuse loi de 1905, le pape Jean-Paul II lui-même souligne que la laïcité comprise comme la distinction effective et la non-immixtion réciproque entre l’État et l’Église, les autorités politiques et les autorités religieuses, fait partie de la doctrine sociale chrétienne. En attendant les débats actuels sur les exigences d’une pratique effectivement positive de cette laïcité.

 

 

2. LA COMPRÉHENSION DU CONCILE VATICAN II

 

            Dans les Actes du colloque de 1987, les allusions au Concile Vatican II sont presque totalement absentes, ce qui ne laisse pas d’étonner. Par contre, dans ce livre bleu si riche et si parlant, l’événement de Vatican II apparaît comme un événement décisif, dont on n’en finit pas de comprendre les enjeux, depuis l’époque heureuse de son ouverture par le pape Jean XXIII, le 11 Octobre 1962, jusqu’aux questions très sensibles qui sont posées aujourd’hui autour de son interprétation.

            Un philosophe français, membre de l’Académie française, ami des papes Jean XXIII et Paul VI, Jean GUITTON, a été un des meilleurs prophètes de cette évolution. Et il l’a été dès le début, dans une interview donnée à Georges HUBER, le 1er Octobre 1962, avant même l’ouverture du Concile :

            « Nous allons assister à une espèce de fête nuptiale de l’Église avec le monde. Mais il faut qu’elle dure pendant deux, trois générations… Après le Concile de Trente, on a attendu presque soixante ans pour réaliser ses décisions sur les séminaires. Maintenant le cours de l’histoire est accéléré, mais je pense que les effets du Concile ne se feront pas sentir tout de suite. Il faudra du temps pour que les décisions du Concile pénètrent la substance chrétienne. » (Jean GUITTON, 1er Octobre 1962, ibid., p.69).

            Et moins d’un an après la clôture du Concile, en juillet 1966, lors du Katholikentag de Bamberg, un jeune théologien allemand nommé Joseph RATZINGER faisait part de ses préoccupations au sujet de la compréhension et de l’interprétation du Concile Vatican II. Le 26 Juillet 1966, Charles EHLINGER rendait compte ainsi de sa réflexion :

            « Au cours d’un exposé sobre et serein, ce jeune théologien allemand a essayé d’éclairer la situation : sans noyer les questions difficiles, il les désencombrait des motifs passionnels… La nouvelle orientation de pensée et de pratique ébranle l’attachement de beaucoup à l’Église, de ceux surtout qui ont hérité et vécu le catholicisme comme un univers religieux et culturel stable, une tradition familière. Recueillant leurs objections, le théologien explique pourquoi la mutation est indispensable, non par goût du changement, mais par souci de la vérité… »

            Et après avoir longuement insisté sur le renouveau de la liturgie et ses exigences, ce même théologien allait plus loin et plus profond : « Que l’on n’oublie pas trop vite combien l’incarnation est liée à la croix, à la résurrection et à l’annonce du retour du Seigneur. Le faux engouement autour du Concile peut donner naissance à un nouveau triomphalisme. Il guette surtout ceux qui ont lutté avec le plus d’ardeur contre le triomphalisme institutionnel d’hier, il provoque l’intégrisme. » (Charles EHLINGER, 26 Juillet 1966, ibid., p.125-126).

            Ces observations critiques ont été malheureusement vérifiées par les événements qui vont suivre, et en particulier par la rupture accomplie par Monseigneur LEFEBVRE, surtout après l’ordination de quatre évêques à Écône, le 30 Juin 1988. Au lendemain de cet acte de rupture, Jean-Marie LUSTIGER, répondant à une interview d’Yves de GENTIL-BAICHIS, affirmait avec force que le Concile Vatican II fait partie de la Tradition et il appelait tous les catholiques à un travail exigeant de réconciliation :

            « Dans les circonstances actuelles, il faut que tous les catholiques, ceux qui se disent de sensibilité traditionnelle et les autres, cessent de s’appeler « traditionalistes » ou « conciliaires ». Le Concile fait partie de la Tradition et il implique le respect de la Tradition. Donc cette division ne convient pas. Mais parvenir à la communion suppose le pardon des offenses, du mal qu’on a pu se faire, des mensonges, des maladresses, des excès. Il faut donc que les catholiques qui se veulent catholiques se pardonnent entre eux. » (Jean-Marie LUSTIGER, 2 Juillet 1988, ibid., p.449).

            Et quelques années plus tard, en mai 1990, le cardinal RATZINGER, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, et qui avait de bonnes raisons de connaître les questions graves posées par Mgr LEFEBVRE, exprimait ainsi son opinion au sujet du Concile Vatican II et de son interprétation, en répondant aux questions de Bruno CHENU :

            «  Vatican II est un Concile œcuménique de l’Église catholique et un catholique doit y adhérer obligatoirement, même dans les parties où la foi n’est pas définie… Pour moi, le Concile est une orientation globale de la vie de l’Église que nous devons accepter dans son ensemble. S’il y a des discussions, elles portent seulement sur les interprétations ultérieures du Concile. Mais les textes de Vatican II eux-mêmes sont tellement clairs dans leurs indications spirituelles et théologiques qu’ils doivent servir de point de départ pour la réflexion du théologien catholique que je m’efforce d’être. » (Joseph RATZINGER, interviewé par Bruno CHENU, le 26 Juin 1990, ibid., p.487). Et l’on peut ajouter : telle est aussi la pensée du pape Benoît XVI, lorsqu’il plaide pour une herméneutique de la continuité ou du développement organique de la Tradition, et non pas de la rupture, par rapport à la compréhension du Concile Vatican II.

            Tout en précisant, comme l’a écrit Isabelle de GAULMYN le 7 Avril 2007 que « par delà le nouveau rapport au monde institué par le Concile, Benoît XVI pense “qu’il ne pouvait pas être dans l’intention du Concile d’abolir cette contradiction de l’Évangile dans sa confrontation aux erreurs de l’homme” ». (Isabelle de GAULMYN, Où va Benoît XVI ?, 7 Avril 2007, ibid., p.758).

 

 

3. DES SIGNES QUI DÉPASSENT LE TEMPS DE L’HISTOIRE

 

            Il y aurait beaucoup à dire, surtout dans un espace temporel de 50 ans, au sujet de la façon dont La Croix envisage les évolutions politiques de la société française. Il est clair que le pluralisme interne à notre société, avec ses oscillations permanentes (il y a des droites et des gauches en France) imprègne aussi les jugements des journalistes de ce quotidien. Mais ce qui me semble le plus caractéristique de ces jugements divers et souvent eux-mêmes évolutifs, c’est qu’ils cherchent toujours à échapper à la dictature de l’immédiat. Les articles de La Croix visent très souvent à discerner ce qui semble le plus important, au-delà ou en deçà des impressions du moment. Et, en même temps, à dégager, autant qu’il est possible, ce qui peut avoir une portée historique et même universelle, à partir des réalités complexes de notre histoire proprement française.

            En témoignent les articles consacrés au premier président de la Ve République, Charles de GAULLE. Voici qu’à la fin décembre 1959, le général de GAULLE a été élu chef de l’État, président de cette nouvelle république qu’il a passionnément voulue. Le philosophe Étienne BORNE, qui est fidèle à l’inspiration d’Emmanuel MOUNIER et qui est resté proche du MRP, célèbre à sa manière cet avènement :

            « Constant jusqu’à l’intransigeance en ses desseins, le général de GAULLE a toujours arraché aux hommes et à la fortune ce qu’il s’était promis d’en obtenir, la libération de la patrie ou la réforme de l’État. Son bonheur, jusqu’ici, a été de faire ce qu’il avait voulu, sa plus secrète force est de vouloir à plein ce qu’il fait, dans une inébranlable certitude de soi et de sa mission…Les drames de l’histoire ne font jamais une tragédie insurmontable. En montrant une fois encore que la volonté de l’homme est plus forte que le destin, Charles de GAULLE ferait la preuve que la fatalité n’est pas la vérité du monde. » (23 Décembre 1959, ibid., p.28 et 30).

            Plus de dix ans plus tard, en novembre 1970, à la mort du général de GAULLE, La Croix publie un article relativement bref et réservé de Pierre LIMAGNE, alors qu’un mois auparavant, Étienne BORNE avait célébré avec passion la personne d’Edmond MICHELET, qui venait de mourir :

            « Edmond MICHELET était l’homme de plusieurs fidélités ; il avait pris le parti de n’en renier aucune… Au général de GAULLE l’attachait moins un sentiment qu’un serment, dont il avait décidé qu’aucune puissance au monde ne pouvait le relever… Tout à l’heure, cherchant dans ma Bible quelque passage par le moyen duquel je puisse sans dérision penser à Michelet, je suis tombé sur ce verset de la lettre aux Hébreux : “Comme s’il voyait l’invisible, il tient ferme…” » (Étienne BORNE, 14 Octobre 1970, ibid., p.186 et 187).

            Il me semble que La Croix est capable, quand il le faut, de percevoir cet invisible qui se manifeste parfois à travers des événements prévus ou imprévus, et surtout à travers des figures humaines, des hommes, des femmes qui, à leur manière, révèlent quelque chose de la présence et de l’action de Dieu.

            Il est évident que Jean-Paul II appartient à ces hommes qui témoignent jusque dans leur mort, de la fidélité de Dieu. Comme l’écrivait magnifiquement Bruno FRAPPAT, après sa mort : « Ce n’est pas un surhomme qui est mort, ce n’est pas une idole, ni une sorte de dieu fait homme. C’est un homme qui, ayant pris au sérieux son humanité, avait pris le parti de servir toute l’humanité. Et qui aura mis tous ses talents humains… au service d’une idée toute simple : un être humain est unique, irremplaçable et sacré. » (4 Avril 2005, ibid., p.726).

            Et, quelques mois plus tard, en août 2005, le même Bruno FRAPPAT, aussitôt après la mort du Frère Roger SCHUTZ, célébrait avec beaucoup de finesse le sens de ce haut lieu qu’est Taizé :

            « Obsessions du fric et du pouvoir, aléas du sentiment, vacuité des modes et des broutilles de la « parlerie » médiatique : tout ce qui se joue loin de Taizé, tout ce qui bruit et fait fureur loin de cette colline devenue sacrée, s’annule ici. Réconciliation ! Oui, mais d’abord réconciliation avec soi-même. En tout cas, avec cette partie de soi-même qui, opportunément, quand les orages menacent les vies, vous dit : ça suffit, un peu de silence, écoute ce qui te parle dans le silence. Écoute qui te parle. » (Bruno FRAPPAT, 28 Août 2005, ibid., p.735).

 

            C’est le même appel qui monte vers nous du jardin de Tibhirine, en Algérie, là où ont été enterrées les têtes des sept moines trappistes. Et comme l’a écrit admirablement et simplement Christian BOBIN :

            « Ce n’est pas à leur gorge que je pense… C’est à leur cœur. Ce n’est pas à leur mort que je pense, un an après leur mort, c’est à leur amour. Bien sûr, les deux choses sont quand même liées. Elles ne sont pas liées par je ne sais quelle nécessité de sacrifice. Non, elles sont liées tout simplement parce que l’amour, tel que le Christ nous le donne et l’enseigne, ne peut faire l’économie de rien, pas même de sa perte. Ces sept vies étaient depuis toujours données. Personne ne les a prises. » (Christian BOBIN, 24 mars 1997, ibid., p.588-589).

            De Rome à Taizé et à Tibhirine, c’est la même histoire au quotidien !

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