Le blog de Mgr Claude DAGENS

JEAN-LOUIS GUEZ DE BALZAC (1597-1654). LITTÉRATURE, POLITIQUE ET RELIGION. Conférence donnée à Angoulême, le 19 novembre 2011, dans le cadre de l'Académie d'Angoumois

21 Novembre 2011 Publié dans #Conférences

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I – DES RAISONS D’ÉVOQUER JEAN-LOUIS GUEZ DE BALZAC

 

            J’ai des raisons simples et évidentes d’évoquer parmi vous la figure de cet homme nommé Jean-Louis GUEZ DE BALZAC.

            La première raison est qu’il est de chez nous, né en 1597 et mort en 1654, à Angoulême, et profondément et même passionnément attaché à ce domaine vaste et beau au bord de la Charente, où il aura vécu les plus longues années de sa vie, et en particulier les dernières, de 1636 à 1654, avec l’impression, comme il l’a confié lui-même, de commencer vraiment à vivre, après des années troublées et éprouvantes passées à Paris. Comme il l’écrivait à son ami CHAPELAIN, en évoquant « la résolution qu’il m’a fallu prendre pour commencer à vivre, après avoir été 40 ans au monde, sans avoir vescu. » Et ces paroles en disent long sur le paradoxe étrange qui me semble constitutif de sa personnalité.

            J’ai aussi une autre raison d’accomplir aujourd’hui cet acte de mémoire, en tant que membre de l’Académie d’Angoumois appelé il y a trois ans à devenir membre de l’Académie française. Comme on le sait, Jean-Louis GUEZ DE BALZAC fut un des premiers membres de cette illustre compagnie, à l’heure où elle se constituait sous l’égide du cardinal de RICHELIEU qui le connaissait. Il y était nommé au 28e fauteuil, qui est aujourd’hui celui du romancier et ancien ambassadeur Jean-Christophe RUFIN, après avoir été celui d’Henri TROYAT. Mais, là encore, un paradoxe s’impose : il semble bien que GUEZ DE BALZAC ne soit presque jamais venu à l’Académie française, sinon peut-être une fois en 1636, pour n’y plus revenir puisqu’il s’est retiré en Charente.

            Il y a donc chez cet homme célèbre en son temps comme un mystère, quelque chose qui nous échappe et qui pourtant se trouve au cœur même de son existence. C’est ce mystère que je voudrais non pas comprendre, mais cerner, en cherchant à en détecter les traces ou les reliefs, en faisant apparaître précisément ces aspects contradictoires qui se manifestent tout au long de son existence d’abord très mouvementée, puis étonnamment retirée et méditative.

            Voici ces paradoxes qui donnent à réfléchir sur cet homme qui demeure largement oublié, peut-être en raison même de ce mystère ou de cette énigme.

            - Cet homme de lettres qui a été intensément mêlé au monde a cherché à fuir le monde.

            - Cet homme de culture a déserté l’Académie française.

 

            Où se trouvent donc ses raisons de vivre, de penser et d’écrire ? À quels titres est-il digne de laisser son nom dans l’histoire ? Je répondrai sans hésiter en désignant ce qui me semble l’essentiel.

            - Cet « intellectuel » est d’abord un penseur et un moraliste du pouvoir politique au temps de la monarchie qui s’affirme.

            - Ce lettré, cet humaniste était aussi un croyant, qui n’a pas cessé de scruter le mystère de Dieu.

 

 

II – UN HOMME INTENSÉMENT MÊLÉ AU MONDE ET FUYANT LE MONDE

 

            1. Il faut ici, d’emblée, renoncer à une image d’Épinal qui a la vie dure. On imagine parfois le XVIIe siècle comme une époque d’ordre, comme si le règne de Louis XIV, tel qu’on l’imagine, en était la figure exclusive.

            Cela ne correspond pas du tout à la réalité : la première moitié de ce siècle est jalonnée de violences, d’intrigues, d’affrontements terribles, au cœur même des groupes qui exercent le pouvoir politique. La mort d’Henri IV, assassiné par Ravaillac, en 1610, a été suivie par des tensions extrêmes, alors que la Régente Marie de Médicis cherche à imposer son autorité, durant la minorité de son fils, le jeune Louis XIII, et cette reine venue de Florence s’appuie sur le couple des Concini, ce fameux Maréchal d’Ancre et sa femme, en se confiant aussi au jeune évêque de Luçon, devenu cardinal de Richelieu, qui intrigue avec une intelligence très subtile pour prendre sa place dans ce réseau complexe.

            Jean-Louis GUEZ DE BALZAC a été étroitement mêlé à ces épisodes où se joue l’avenir du pouvoir royal, en particulier en mai 1619, lorsque la Régente Marie de Médicis, exilée par son fils au château de Blois, s’est enfuie et s’est réfugiée à Angoulême, sous la protection du duc d’Épernon, qui était lui-même lié à la famille GUEZ DE BALZAC.

            Et pendant quelques semaines, en 1619, Angoulême est devenu comme le centre de l’opposition politique au jeune roi Louis XIII, les nobles saisissant ces querelles royales pour affirmer leur indépendance. GUEZ DE BALZAC a rencontré alors personnellement RICHELIEU qui ne l’a pas oublié et qu’il retrouvera à Paris. Il a approché Marie de Médicis. Il a servi de secrétaire à plusieurs des acteurs de cette intrigue violente, et notamment au Garde des sceaux Guillaume DU VAIR.

            L’homme de lettres fait penser alors à ces écrivains qui, à d’autres époques, mettent leurs talents d’écriture au service des combats politiques, comme le fera VOLTAIRE au XVIIIe siècle, Émile ZOLA au XIXe siècle, et au XXe siècle, André MALRAUX, pour ne rien dire de Bernard-Henri LÉVY.

            Le jeune GUEZ DE BALZAC a sans doute été fasciné par ce monde où les passions se déchaînaient, mais où lui avait la liberté d’exercer sa raison et de composer des lettres qui cherchaient à mettre un peu d’ordre dans ces désordres inséparablement personnels et politiques.

 

            2. Quelques années plus tard, en 1624, après un séjour à Rome dont j’aurai à reparler, l’écrivain est fier de rejoindre Paris et d’y publier un recueil très substantiel de ses Lettres, qui va être aussitôt salué comme un chef d’œuvre de la prose française. Et, parmi ces éloges, figure une lettre en latin adressée à BALZAC par un certain DESCARTES, ce philosophe encore peu connu.

            Le prestige de BALZAC tient certainement à son art de rivaliser avec les écrivains de l’Antiquité, de Cicéron à Sénèque, en montrant que la langue française se prête, autant que la latine, à l’expression de pensées fortes et fortement martelées.

            Mais il est clair aussi que l’homme de lettres bénéficie de ses relations politiques, avec l’entourage royal, de Marie de Médicis à Richelieu, parce que le séjour à Angoulême n’est pas oublié. Et GUEZ DE BALZAC se risque alors en 1631 à publier une œuvre importante intitulée Le Prince, qui est une vaste méditation sur l’exercice du pouvoir royal et un éloge soutenu de l’autorité du jeune roi Louis XIII qui, après la mort du duc DE LUYNES, son conseiller, affirme sa responsabilité de roi en s’appuyant sur RICHELIEU.

            Mais on sent que c’est à ce moment-là que quelque chose va changer dans la vie de GUEZ DE BALZAC. Sans doute a-t-il eu tort de défendre à ce point l’autorité spécifique du Roi, en semblant ignorer le rôle déterminant du cardinal de RICHELIEU devenu en 1624 le chef du Conseil Royal, le premier ministre.

            Dès lors, l’écrivain comprend qu’il s’est brûlé les ailes et qu’il devra, un jour ou l’autre, prendre ses distances par rapport à cet univers d’intrigues et de calculs. Quatre ou cinq ans après, il regagnera la Charente et choisira, de façon définitive, de se livrer à la méditation, tout en entretenant une abondante correspondance avec ses amis. Les lettres l’ont emporté sur la politique. Le conseiller des princes sait où est sa véritable vocation.

 

 

III – UN HOMME DE LETTRES QUI A DÉSERTÉ L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

            1. C’est l’autre paradoxe qui frappe lorsque l’on s’interroge sur la figure de cet écrivain devenu célèbre et qui ne fera rien pour affirmer davantage ses talents littéraires.

            GUEZ DE BALZAC, même s’il fait parfois semblant de l’ignorer, est pétri de culture classique. Il a fait ses études d’abord au collège d’Angoulême, puis à Poitiers, au collège de Puygarreau, où il a été formé par un père jésuite de grande valeur, le Père GARASSE, et il partira ensuite en Hollande, pour étudier à l’Université de Leyde. Ce séjour en Hollande lui a certainement permis de comprendre de plus près la pensée et la théologie protestantes. En tout cas, il a admiré là-bas la manière dont la liberté politique et religieuse s’exerçait autrement qu’en France.

            Quelques années plus tard, à la suite de l’épisode dramatique survenu à Angoulême avec la fuite de Marie de Médicis, GUEZ DE BALZAC, avec l’appui du frère du duc d’Épernon, qui était l’archevêque de Toulouse, est parti à Rome. Sur ce séjour à Rome, il reste réservé, mais on sent bien qu’il a été choqué par la cour pontificale, et que, par contre, il a été fasciné par les traces de l’Antiquité païenne. « Je ne monte jamais au Capitole, écrit-il, que je n’y change d’esprit et qu’il ne m’y vienne d’autres pensées que mes pensées ordinaires. »

            C’est la grande Tradition de l’humanisme classique qui est parlante pour lui, et il continue à se référer à cette « mère des arts, des armes et des lois », qu’est la Rome de César et d’Auguste, de Cicéron et de Sénèque, celle qui représente un ordre culturel, spirituel et politique impressionnant.

            Il y a là, pour GUEZ DE BALZAC, une véritable source d’inspiration. L’ordre romain, ou ce qu’il en a perçu, constitue pour lui comme un appel à actualiser cette Tradition, dans laquelle il ne départage pas la culture et la politique, ni la religion païenne de la religion chrétienne.

 

            2. De la Hollande à Rome, cet écrivain français a compris sans doute que la langue française, la culture française étaient appelées à un renouvellement en profondeur, qui demandait des efforts considérables. Il lui fallait désormais écrire et penser en français, avec la même vigueur et la même diversité qui avaient marqué la littérature latine. Ses Lettres parues en 1624 en seront la première illustration.

            Reste le mystère de sa désertion par rapport à l’Académie française. Il y a été élu et il n’y a quasiment pas paru. Mon hypothèse est qu’il a compris très vite qu’il n’était plus du tout parmi les protégés de Richelieu. Sa méditation sur l’autorité royale a indisposé le tout puissant cardinal, et GUEZ DE BALZAC, sans doute fidèle à ses convictions intimes, n’a pas voulu se compromettre avec des influences politiques qui lui semblaient insupportables.

            Il a préféré se retirer en Charente : ce n’était pas une conversion spirituelle, comme il le laisse entendre quelquefois. C’était une manière de se conformer à ce qu’il avait découvert de plus important dans l’existence : la liberté de penser, d’écrire et de tracer son sillon, en échappant à ce climat d’ambitions et d’intrigues auquel il était rebelle.

 

 

IV – UN PENSEUR SUBTIL DE L’AUTORITÉ ROYALE

 

            1. C’est un autre paradoxe qui se manifeste ici. Car il est clair que, durant près de quarante ans, BALZAC a côtoyé le monde politique, tout l’environnement du pouvoir royal, avec ses complexités, ses retournements, ses dérives, et aussi son prestige et son rayonnement. On pourrait penser qu’il a été déçu et qu’en se retirant en Charente, il tire les conséquences pratiques de sa déception.

            La réalité est beaucoup plus complexe. En fait, l’auteur du Prince n’a pas cessé d’exercer sa liberté de pensée et même d’exprimer clairement, peut-être trop clairement, ce qu’il percevait des métamorphoses du pouvoir politique, telles qu’il en était le témoin.

            Il y a dans son œuvre une sorte de méditation continue sur l’exercice de l’autorité au niveau de l’État et une véritable réflexion sur ce que doit être le pouvoir du Roi et sa nécessaire Souveraineté. Le tort de BALZAC, si l’on peut dire, a sans doute été d’aller trop loin et trop vite dans cette réflexion et de révéler publiquement des évolutions qui étaient en train de se produire, mais dont on ne voulait pas prendre conscience.

            Avant tout, la dévalorisation de l’idéal féodal dont beaucoup de nobles étaient encore imprégnés. Le prince de Condé et bien d’autres sont représentatifs de cette idéologie véritable qui met au-dessus de tout l’héroïsme moral et guerrier. La noblesse existe pour déployer cet héroïsme, et, s’il le faut, pour résister aux prétentions du pouvoir royal, jusqu’à la désobéissance. Il y a même une gloire particulière à braver l’autorité suprême du monarque. Il ne faut pas imaginer que la théorie du droit divin est acceptée à l’époque de Louis XIII. Ce qui prévaut, c’est l’affrontement des pouvoirs, et on le verra bien encore au moment de la Fronde, sous Mazarin.

 

            2. Mais la réflexion de BALZAC va beaucoup plus loin. Il ne se borne pas à mettre en question cet égoïsme des nobles face au pouvoir du Roi. Il cherche à fonder ce pouvoir, et à le fonder sur des bases raisonnables. Et c’est là qu’est son originalité. Ce n’est pas la référence au droit divin qui l’inspire. C’est la mise en valeur de ce que l’on peut appeler la Raison politique : « Il est certain, écrit-il, que la principale Science des Rois doit avoir pour objet la Royauté. Leur philosophie doit être pratique, et quitter l’ombre et les jardins, où l’on passe une vie douce et obscure, pour se faire voir dans la lice et dans le grand monde, toute couverte de sueur et de poussière. »

            Cette insistance sur la pratique, et d’une certaine façon, sur l’usage de la Raison pratique dans l’action politique, dans l’exercice de l’autorité royale me semble un élément décisif dans la réflexion de BALZAC. Le Roi doit être avant tout raisonnable dans son action et tenir le plus grand compte des circonstances concrètes : « Les actions humaines veulent être maniées humainement, c’est-à-dire par des moyens possibles et familiers, d’une façon qui tiennent du corps comme de l’esprit, avec des raisons qui tombent quelquefois sous les sens, et ne demeurent pas toujours dans la haute région de l’âme. »

            Cette préoccupation du réalisme dans l’action politique est évidemment aux antipodes d’une idéologie, c’est-à-dire d’un système construit a priori pour justifier l’autorité du roi. Et BALZAC insiste encore, en recommandant la connaissance de l’Histoire pour orienter les choix à faire : « Il n’y a donc que l’Histoire qui informe et organise la politique, qui lui donne corps et subsistance, il n’y a qu’elle qui soit digne du loisir d’un homme extrêmement occupé et de la spéculation d’une âme agissante. »

            Je suis impressionné par cette façon si modérée de fonder l’action politique. Peut-être est-ce parce qu’il avait été témoin de tant d’actions déraisonnables et violentes que BALZAC fait valoir si fortement non pas le droit divin, mais les exigences de la Raison. L’autorité royale doit donc se soumettre à la raison et ne pas abuser de sa liberté. C’est la modération du roi qui permet l’obéissance des sujets, comme son conseiller, le sage Mécène, l’expliquait à l’empereur Auguste : « Avec cette éloquence efficace, qui n’est autre chose que le droit usage de la Prudence, qui se communique aux hommes par la Parole, Mécène fit à Auguste une infinité de serviteurs, et après lui avoir persuadé la modération, il persuada aux autres l’obéissance. »

            Toujours cette référence à la Tradition romaine, alors qu’il s’agit de fonder raisonnablement l’exercice du pouvoir royal. On peut comprendre que Richelieu n’ait pas apprécié cette conception de l’action politique. Mais c’est un fait incontestable : Jean-Louis GUEZ DE BALZAC est aux antipodes de MACHIAVEL. Le Prince dont il trace l’idéal doit s’imposer non pas par la ruse et les intrigues, mais par la conformité de ses actes à la Raison politique, et c’est une autre façon d’être efficace dans l’histoire. C’est aussi une façon de croire qu’il y a dans l’histoire des hommes, si violente et si dure, place pour la Raison. Ce plaidoyer n’a rien perdu de sa valeur.

 

 

V – QUEL CROYANT ÉTAIT CET HOMME DE CULTURE ET DE RÉFLEXION ?

 

            On ne peut pas ne pas se poser cette question concernant la foi de GUEZ DE BALZAC et même sa façon de penser le mystère de Dieu. D’autant plus que lui-même avoue, à plusieurs reprises, qu’il n’a guère de goût pour les actes de dévotion, qu’il n’est pas porté à la prière et qu’il ne s’intéresse pas à la théologie.

            Tout en acceptant ces déclarations, il me semble qu’il faut aller plus loin non pas pour scruter la conscience de cet homme, mais pour constater que son expérience religieuse est sans doute plus complexe. Tout d’abord, il n’est pas exact de dire qu’il n’a pas fait d’études de théologie : à Poitiers et surtout à l’Université de Leyde, il a au moins fréquenté des gens qui enseignaient la théologie et il n’ignorait pas les questions posées par Luther et par Calvin par rapport à la foi catholique et à l’Église.

            Mon sentiment est qu’en réalité, il avait un certain sens, un sens réel de la transcendance de Dieu, mais qu’il ne savait pas comment en rendre compte, d’autant plus qu’il a côtoyé des personnages de la Cour qui faisaient profession de catholicisme, mais dont les comportements étaient loin d’être conformes à l’Évangile. Je me demande si, en fait, il ne se sentait pas proche des protestants, en faisant confiance à sa conscience personnelle et à sa compréhension personnelle de la Révélation divine.

            D’autant plus que, deux ans avant sa mort, en 1652, fut publié à Paris, par les soins de son ami l’Académicien CONRART, ce Socrate chrétien qui contient de véritables professions de foi, et qui touchent à l’essentiel, notamment au sujet de l’Incarnation du Christ et de l’identité divine de Jésus.

            Le premier chapitre de ce livre commence par une méditation sur un tableau de la Nativité de Jésus et GUEZ DE BALZAC exprime alors l’émerveillement de sa foi :

            « Une étable, une crèche, un bœuf et un âne : quel palais, bon Dieu, et quel équipage ! Cela ne s’appelle pas naître dans la Pourpre, et il n’y a rien qui sente la grandeur de l’Empire de Constantinople… » Et il insiste : « Ne soyons pas honteux de l’objet de notre adoration : nous adorons un enfant. Mais cet enfant est plus ancien que le temps. Il se trouve à la naissance des choses, il eut part à la structure de l’Univers. Et rien ne fut fait sans lui, depuis le premier trait de l’ébauchement d’un si grand dessein jusqu’à la dernière pièce de sa fabrique. »

            Même si on ne compare pas GUEZ DE BALZAC à CLAUDEL, il faut tout de même reconnaître que ces lignes sont l’écho d’un véritable acte de foi et qui n’oublie rien ni de l’Incarnation du Verbe, ni de son rôle dans la création. Voilà tout de même un écrivain qui n’ignore pas la théologie catholique !

            Et, au début du chapitre suivant, se trouve une évocation de la divinité de Jésus, à partir de la réponse qu’il donne aux questions de ceux qui viennent l’arrêter, au jardin de Gethsémani : « Jésus s’avança et leur dit : “Qui cherchez-vous ?” Ils répondirent : “Jésus de Nazareth.” Il leur dit : “Ego sum : je le suis.” » (Jean 18,4-5). Et GUEZ DE BALZAC va relier cette parole à la liturgie de la Passion avec beaucoup de force et de conviction :

            « Cet admirable Ego sum, que nous ouïmes chanter à la Passion il y a quinze jours, est rapporté dans l’Évangile de saint Jean, et commence le premier acte de la Tragédie de Notre Seigneur. Ces trois syllabes, sorties de sa bouche, épouvantèrent ses ennemis, mirent en désordre ses auditeurs qui étaient en armes, firent tomber à la renverse une compagnie de gens de pied. Et je ne doute point que cette chute n’eut été mortelle à ceux qui tombèrent si la même force qui les abattit ne les eût aidés à se relever…

            Comment est-ce dont que l’Ego sum de Jésus Christ, sorti de sa bouche sans effort, sans qu’il élève seulement le ton de sa voix, porte par terre des hommes fermes et vigoureux, met à ses pieds une troupe de soldats qui étaient venus se saisir de Lui ? Il n’est rien en apparence de si doux et de si tranquille que cet Ego sum. Deux paroles le composent : paroles courtes, simples et vulgaires, qui n’ont rien d’éclatant et de figuré, rien qui étonne et menace les gens, rien qui présage et qui signifie le coup qu’elles vont frapper. C’est-à-dire qu’il faut que ces deux paroles ne soient que la couverture et que l’enveloppe de quelque chose d’extraordinaire qui est caché dessous. »

            Ce commentaire n’est pas artificiel. Il est pensé et il est écrit par quelqu’un qui n’est pas du tout indifférent à la réalité qu’il évoque, à la Parole même de Jésus, quand il révèle son identité divine.

            Nous nous trouvons de nouveau devant le même paradoxe : cet humaniste qui se dit plus ou moins étranger aux pratiques chrétiennes s’exprime comme un véritable croyant, et même comme un croyant sensible à la profondeur de Dieu et à l’humanité de Jésus Christ.

            Une de ses dernières lettres, à son ami CONRART, en 1653, exprime encore plus fortement cette quête spirituelle, à laquelle il ne renonçait pas, tout en reconnaissant ses limites :

            « Depuis six ans que je suis menacé de mort, j’ai fait plusieurs promesses à Dieu et lui ai toujours manqué de parole : je voudrais bien, cette fois, n’être pas infidèle, comme les autres… N’êtes-vous pas d’avis, mon très cher monsieur, que je pense aux affaires de l’autre monde et que je commence à travailler à cette chose, laquelle, dans l’Évangile, est appelée seule nécessaire ? »

            L’année suivante, GUEZ DE BALZAC mourra, en léguant 20 000 livres aux pauvres de la ville d’Angoulême, emportant avec lui ce mystère qui l’habitait, ces paradoxes qui devaient le faire souffrir, avec, sans doute, un sentiment d’inachèvement.

 

            En le découvrant davantage, je dois vous dire ma conviction : cet homme n’a pas été favorisé par les circonstances trop complexes de sa vie, la fréquentation des grands de ce monde ne lui a apporté que des désagréments et des déceptions, mais c’était un véritable écrivain, un grand humaniste, mais surtout un homme de conscience qui voyait loin en politique et qui avait saisi, plus qu’il ne le pensait lui-même, le cœur du mystère de la foi.

 

X Claude DAGENS, évêque d’Angoulême,

membre de l’Académie française

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