HENRI IRÉNÉE MARROU HISTORIEN, PENSEUR DE L’HISTOIRE ET CHRÉTIEN DANS L’HISTOIRE
Conférence donnée le 23 novembre 2007 à Paris, à l’École Normale Supérieure, lors de l’assemblée constitutive de l’Association des amis d’Henri
Irénée MARROU
I – L’INSPIRATION D’UNE VIE
1. De la rue d’Ulm à la
Sorbonne
Permettez-moi d’abord de vous
rassurer : je respecte sinon la séparation, du moins la distance qui existe entre l’Église catholique et l’Université ou les Universités d’État auxquelles vous êtes liés. Je ne
profiterai donc pas de la rencontre d’aujourd’hui pour ouvrir subrepticement l’éventuel procès en béatification d’Henri Irénée MARROU.
Face à une telle hypothèse,
il est probable que MARROU nous adresserait l’avertissement qu’il formulait à propos d’Emmanuel MOUNIER au lendemain de sa mort en 1950. Il mettait dans la bouche de MOUNIER la
recommandation qu’aurait faite PÉGUY au fondateur de la Paroisse Universitaire, Joseph LOTTE : « Il importe extrêmement de ne pas m’affubler en Père de l’Église. C’est déjà
beaucoup d’en être le fils. »
[1]
Cette remarque étant faite, il
n’est pourtant pas interdit de penser que, de la rue d’Ulm à la Sorbonne, en passant par Rome, par Lyon et par Châtenay-Malabry, cet homme nommé Henri Irénée MARROU a illustré de façon
authentique la fécondité de la foi chrétienne au XXè siècle dans le domaine de l’histoire religieuse au sein de l’Université française.
2. Des carnets de jeunesse
à la Théologie de l’histoire
Mais rassurez-vous encore :
je n’oublie pas que je ne me trouve pas ici à la Congrégation romaine pour la Cause des saints, mais à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et j’ai donc à témoigner non pas de la
sainteté éventuellement reconnue d’Henri MARROU, mais de sa pensée d’historien des origines chrétiennes et de l’Antiquité tardive.
J’ai relu ces derniers jours une
bonne partie de ses Carnets posthumes, notamment ceux qui ont été partiellement rédigés ici même, dans les années 1927-1930, et aussi sa Théologie de
l’histoire, parue en 1968. Ce qui se révèle à travers ces écrits, comme sans doute pour toute pensée véritable, c’est la cohérence de l’inspiration, comme si l’on assistait à la
genèse et au déploiement organique d’une réflexion qui, presque dès le début, cherche et trouve ses points d’application.
Il ne s’agit pas d’une carrière
dont les étapes seraient déjà déterminées. Il s’agit d’une sorte de projet intellectuel et spirituel dont les lignes de forces se dessinent avec une relative netteté : MARROU désire
se consacrer à l’histoire des cultures et à ce qu’il appelle la Cité des hommes, dont il mesure – nous sommes dans la période de l’entre deux guerres – le caractère formidablement fragile
et contingent. Il s’intéresse aussitôt à ce qu’il appelle les « âges obscurs », les périodes de mutations et de métamorphoses qui marquent spécialement la civilisation
de l’Antiquité tardive. Dans le même temps, c’est-à-dire à l’intérieur des mêmes recherches historiques, il sera disciple de saint Augustin, le penseur de cette Cité de Dieu, qui dépasse
infiniment les cités terrestres tout en étant intimement mêlée à leurs développements. Et, tout en devenant tout à la fois un historien des origines chrétiennes et un théologien de
l’histoire, il n’oubliera jamais de relier l’étude du Bas Empire romain à l’époque actuelle pour comprendre comment les chrétiens et l’Église sont appelés à y tenir leur
place.
Voilà les trois domaines,
intimement liés les uns aux autres, qui constituent l’infrastructure ou la trame de la pensée d’Henri MARROU, historien de l’Antiquité tardive, philosophe et théologien de l’histoire, et
aussi penseur chrétien passionnément désireux d’inscrire la Vérité de sa foi à l’intérieur du monde dit moderne.
Il me semble que ces grandes
perspectives rendent compte de ce qu’il y a d’organique dans l’œuvre de MARROU. Je ne voudrais pourtant pas donner l’impression que ce déploiement organique aurait été serein ou facile.
On peut probablement employer pour lui l’expression qu’il appliquait à Emmanuel MOUNIER, en 1950, en parlant à son sujet d’une « âpreté passionnée », avec « le
sentiment bouleversant de la gravité de l’heure, du travail inaccompli, de la responsabilité des chrétiens dans l’histoire ».
[2]
Il y a, dans la pensée de MARROU,
comme dans celle de MOUNIER, une espèce de tension intérieure, la conscience d’avoir à affronter et à surmonter des défis ou des antinomies, avec peut-être la certitude de ne jamais
pouvoir aller au-delà de cet inachèvement constitutif de toutes les recherches qu’il veut entreprendre.
Qu’il s’agisse des métamorphoses
de la culture, spécialement à l’époque de l’Antiquité tardive, du déploiement de la Cité de Dieu à l’intérieur des crises de l’histoire ou des exigences
nouvelles de la présence chrétienne dans nos sociétés modernes, MARROU n’a pas cessé d’exercer cette liberté de pensée, de recherche, de jugement, qui faisait de lui un éveilleur de
l’esprit, au-delà de tous les conformismes.
II – LES MÉTAMORPHOSES DES CULTURES ET DES CIVILISATIONS
1. Un homme de
l’entre-deux guerres
On ne doit pas oublier que MARROU
est un homme de l’entre-deux guerres. Il s’est éveillé à la vie de l’esprit dans cette période où l’on ne pouvait pas ne pas comprendre la fragilité constitutive des civilisations. Il est
lui-même intensément conscient de cette contingence radicale qui marque l’histoire contemporaine et qui va marquer ses recherches d’historien.
Mais l’historien qu’il va devenir
demeure et demeurera toujours un métaphysicien. Car en lui, la conscience de cette contingence de l’histoire est inséparable d’un désir intense de l’Absolu, de ce qu’il appelle aussi la
Vérité. Et il insiste déjà en 1929 (il a vingt-cinq ans) : « Comme tout ce que nous pensons n’a qu’une existence contingente, il faut penser Dieu pour rendre compte de
l’absolu qu’un monde de créatures suppose, puisqu’on le pense. »
[3]
Il y a, dans la pensée de
l’historien MARROU, cette espèce de tension essentielle entre l’étude de ce qui est contingent et l’adhésion à la Vérité métaphysique. Mais cette tension, qui lui permet de pratiquer en
tant qu’historien une forme d’alliance entre la raison et la foi, l’oblige en même temps à refuser les conceptions réductrices et de l’une et de l’autre.
On sait à quel point il est
rebelle à ce positivisme qui prévalait encore, dans les années 20, dans l’Université française et combien il sera heureux de montrer, dans le sillage de son ancien camarade Raymond ARON,
que la connaissance historique du passé humain ne peut jamais être d’une objectivité plate puisqu’elle est inséparable de celui qui s’y engage.
[4]
Mais, d’un autre côté, du côté de
la foi, il ne peut pas se contenter d’une expression philosophique unique de la Vérité révélée, surtout si cette expression, en l’occurrence le thomisme, se référait à une conception
étroite de la Raison, réduite à « une Raison purement logique », « machine à argument, procédé d’exposition, sans vigueur
d’invention. »
[5]
2. De l’Antiquité tardive
au temps présent
C’est donc à travers la
connaissance historique que MARROU va déployer ses recherches, et à travers une connaissance historique qui portera de façon privilégiée sur les « âges
obscurs » (Dark ages)
Dès ses années d’étudiant, en
1928, alors qu’il prépare l’agrégation d’histoire, il prend conscience du chemin où il s’engagera : « De la cité antique à la Cité de Dieu, Dark ages, deux
points de vue : la chose qui meurt, celle qui se crée. Longue incubation d’une civilisation nouvelle … Valeur des âges obscurs, gestation du monde tala. La Cité antique remplacée par
le peuple des âmes … Balancer le poids lourd de l’humanisme antique … Nécessaire stage des barbaries … »
[6]
Si MARROU a trouvé chez
l’historien anglais GIBBON, dans son livre sur Le déclin et la chute de l’Empire romain (1786-1788) ? cette catégorie des « âges obscurs », il ne
prend pas du tout à son compte l’interprétation qu’en a donnée ce penseur voltairien, pour lequel le triomphe de la barbarie serait lié à l’essor du christianisme. Au contraire :
MARROU entreprend une sorte de réévaluation radicale de cette Antiquité tardive (Spätantike ou tardo antico), dans laquelle il perçoit des métamorphoses
profondes de la culture, souvent masquées par des discontinuités ou des ruptures.
Il est évident que sa grande
familiarité avec Augustin et la thèse qu’il lui a consacrée en 1938 l’ont aidé à comprendre que ces temps d’effondrements sont aussi des temps de renouvellements et qu’il faut se garder
d’utiliser sans précaution la catégorie de la décadence quand on les étudie.
Et l’on ne peut pas oublier le
titre de sa dernière œuvre, en forme d’interrogation : « Décadence romaine ou Antiquité tardive ? » [7],
dans laquelle il scrute cette espèce d’enfantement permanent des cultures au-dedans des bouleversements de l’histoire, durant cette période qui va de ce que l’on appelle le Bas Empire à
l’avènement des Royaumes dits Barbares en Occident et à la naissance de l’Empire Byzantin en Orient.
On peut ajouter que cette
compréhension de l’histoire ne vaut pas seulement pour les premiers siècles de la civilisation occidentale et qu’en tout cas, l’enseignant et l’éducateur qu’était MARROU, savait très bien
que la connaissance de ces âges anciens peut contribuer à comprendre les temps que nous avons à vivre. Il ne s’en cachait d’ailleurs pas, notamment en 1943, pendant la guerre, dans la
préface qu’il donnait à un petit livre collectif paru à Lyon sur « Le christianisme et la fin du monde antique » [8].
S’il se tourne vers cette époque tourmentée, c’est pour comprendre « ce phénomène qui n’apparaît peut-être pas aussi étonnant qu’il l’est vraiment si l’on y réfléchit bien :
un monde antique déjà christianisé s’effondre et meurt. Les sociétés nouvelles qui naissent sur ces ruines seront chrétiennes elles aussi, différemment sans doute, plus profondément
peut-être. Comment s’est accompli ce prodige ? »
[9]
Ce n’est probablement pas un
hasard si, au même moment, en 1943, Henri MARROU consacre dans la Vie spirituelle
[10] un article très substantiel au pape Grégoire le Grand pour montrer que cet évêque de Rome, tout en étant le
témoin impuissant de l’effondrement de la civilisation romaine, a été aussi un maître spirituel qui préparait l’avènement d’une nouvelle culture chrétienne.
C’est dans cet article de MARROU
que j’ai trouvé jadis l’encouragement le plus décisif qui m’a permis de m’engager dans l’étude des œuvres de Grégoire le Grand et de vérifier ainsi le paradoxe intérieur à l’histoire des
cultures : c’est aussi au milieu de ce qui s’effondre que se produisent des renouveaux inspirés.
Et je ne peux pas oublier qu’en
1994, ayant à penser et à rédiger un rapport demandé par les évêques de France en vue de « proposer la foi dans la société actuelle », je me suis souvenu à la
fois d’Henri MARROU et de Grégoire le Grand en y posant cette question : « Dans les mutations actuelles de la société et de l’Église, qu’est-ce qui s’efface et qu’est-ce qui
émerge ? Et comment des chrétiens relèvent-ils le défi de la foi ? »
Comme si les métamorphoses du
christianisme n’en finissaient pas de se produire aussi dans nos sociétés modernes …
III - LE DÉPLOIEMENT DE LA CITÉ DE DIEU
1. Henri MARROU disciple
de saint AUGUSTIN
Avant même d’avoir étudié la
Cité de Dieu, Henri MARROU sait que son travail d’historien portera sur les cités terrestres, à commencer par celle de Nîmes, à laquelle il a consacré
son diplôme d’études supérieures. Et il se donne à lui-même en 1928 un avertissement très augustinien : « Tu n’étudieras que la cité des hommes. Tu ne la confondras jamais
avec la Cité aux XII portes dont le jour n’est pas encore venu. »
[11]
Mais quelques années plus tard, la
fréquentation assidue d’Augustin va faire de lui un familier de ce qu’il appellera très vite le « mystère de l’histoire » et dont il ne cessera plus, jusqu’à la fin de
sa vie, de mettre en relief et en perspective les dimensions constitutives.
Il sera d’abord un disciple très
fidèle d’Augustin, en n’adhérant jamais au mythe du progrès, si répandu dans la pensée et les idéologies modernes, à la suite de Hegel et de Marx. Il ne perçoit les développements de
l’histoire que sous l’angle de leur contingence radicale, en vertu de laquelle les conquêtes et les victoires ne peuvent pas faire oublier la loi implacable de l’échec :
« L’échec, au moins relatif, est la loi de toute histoire, lieu de tant de défaites, et où les victoires mêmes, toujours trop chèrement payées, restent toujours partielles et
précaires. »
[12]
Mais cette conception réaliste du
drame de l’histoire ne doit jamais être séparée de la perception également augustinienne des deux cités enchevêtrées, et dont l’enchevêtrement est une autre caractéristique de l’histoire
humaine : « Perplexae quippe sunt istae duae civitates invicemque permixtae … »
[13] Elles sont bien entremêlées et mêlées l’une à l’autre ces deux cités, la Cité de Dieu qui repose sur l’amour de
Dieu poussé jusqu’à l’oubli de soi et la cité terrestre qui repose sur l’amour de soi poussé jusqu’à l’oubli de Dieu.
[14]
Sans doute faut-il souligner que
cette complexité de l’histoire est un principe foncièrement réaliste et non pas pessimiste. Augustin n’oublie pas qu’il a été manichéen et qu’il a cru à cet affrontement insurmontable
entre les forces du Bien et celles du Mal. Sa vision de l’histoire est donc tout à l’opposé de ce dualisme radical. Elle est d’abord un réalisme qui oblige à reconnaître que la complexité
des événements du monde est inséparable de ce qu’il y a d’enchevêtré dans les cœurs humains. Comme pour ce qui concerne l’affirmation du péché originel, la pensée d’Augustin est d’abord
anti-gnostique : elle ne présuppose pas un arrière monde. Elle est un appel au discernement et à la liberté des hommes dans l’histoire.
2. De l’actualité
historique
Bien entendu, MARROU ne
s’interdira jamais d’appliquer à l’actualité historique dont il est le témoin et parfois l’acteur ces grandes perspectives inspirées par la Cité de Dieu.
Il sera toujours intensément conscient de la somme de douleurs cachées qu’impliquent tant d’événements dont on ne perçoit souvent que les apparences. C’est ainsi qu’il va vivre les grands
moments de la Libération : « 22 août 1944 : nous apprenons en même temps la libération foudroyante du Sud-Est et la mort de Gilbert DRU fusillé comme otage place
Bellecour … Il faut pour toi t’en souvenir : de quel prix de sang et de larmes cette journée terrestre t’aura été achetée … »
[15] Et quelques mois plus tard, le 8 mai 1945, au jour de la victoire, sa méditation se fait aussi grave :
« Jour de la victoire. Je ne me sens pas joyeux, mais grave. Je vois de quel prix le résultat a été payé : l’histoire temporelle se construit dans le sang et les larmes,
avec des morts, des torturés et des fous. Je pense moins aux victimes qu’à ceux qui payent encore le prix … »
[16]
À travers cette méditation sur ce
qu’il y a à la fois de caché et de tragique dans les événements les plus éclatants, MARROU, en fidèle disciple d’Augustin, met en relief ce qui lui paraît essentiel au mystère de
l’histoire : à la fois le caractère extrêmement relatif de toute civilisation et la transcendance absolue du Royaume de Dieu. Il le dit avec une force étonnante le 18 juin
1940 : « Je sais maintenant pourquoi les civilisations sont des choses mortelles. Ça en fait trois que tu as vues échouer : la classique impériale romaine, la médiévale
chrétienne et la démocratique moderne. Chaque fois, c’est pareil : la civilisation est un idéal qui n’a existé que dans l’aspiration d’une élite. »
[17]
Un peu plus tard, toujours en
1940, en se référant à Péguy, il s’interroge sur ce qui, dans nos constructions humaines, peut participer à la Cité de Dieu : « Je sais qu’aucun des efforts n’est perdu, ne
manquera d’être recueilli dans la Cité céleste. Oui, mais la réussite un jour ? Péguy avait compris que c’était un mystère : car elles sont le corps et le commencement de la
Cité de Dieu. On ne peut exprimer ce mystère que par celui de la magie poétique. »
[18]
Et, contrairement à ce que l’on
pourrait penser, l’adhésion à ce mystère n’exclut pas du tout l’engagement. Au contraire, elle en fonde la liberté. Et l’on sait à quel point MARROU, précisément parce qu’il était
conscient de la transcendance chrétienne, n’hésitera jamais à critiquer toutes les compromissions qui lui semblaient la menacer. Qu’il s’agisse de dire clairement aux responsables de la
revue Esprit, dans les années 1950, qu’il ne peut pas accepter leur absence de critique à l’égard du marxisme et de sa stratégie conquérante. Ou encore, dans les années
1956-1958, quand il dénonce publiquement le scandale que constituaient les pratiques inhumaines de la police et de l’armée en Algérie. Puis, de la même façon, après le Concile Vatican II,
MARROU fera appel à sa connaissance des origines chrétiennes, de la gnose et de saint Augustin pour défendre la foi catholique contre ceux qui voudraient la réduire à ses conditionnements
humains.
Toutes ces prises de position
découlent d’une attitude fondamentale : parce qu’il était un historien des cultures, il avait intensément conscience des conditions et des exigences culturelles et intellectuelles de
la mission chrétienne dans le monde moderne. Et il savait faire appel, quand il le fallait, à l’histoire du catholicisme en France, pour mettre l’Église devant ses responsabilités.
Certes, le modernisme avait menacé le cœur de la foi, mais il avait aussi obligé les catholiques à reconnaître leurs carences graves dans le domaine de la pensée. Quant à l’Action
Française, elle avait suscité l’illusion d’une culture catholique qui pourrait être détachée du Christ et de l’Évangile, et surtout elle avait entretenu chez un certain nombre de
croyants des attitudes exclusivement défensives, en face d’un monde moderne considéré comme une menace.
Henri MARROU, disciple d’Augustin,
se trouve ainsi en plein accord avec Emmanuel MOUNIER : il s’agissait pour l’un comme pour l’autre de mettre les chrétiens au travail, en les préservant d’une conception
agressive et excluante de la vérité et en les incitant à accepter une confrontation ouverte avec le monde moderne.
IV – LA PRÉSENCE CHRÉTIENNE DANS L’HISTOIRE
Il est clair qu’Henri MARROU était
un homme engagé, un « historien engagé », comme l’a écrit Pierre RICHÉ dans le titre du livre extrêmement documenté qu’il lui a consacré. Tous les étudiants qui ont
suivi ses cours ont été frappés par ce mélange de liberté, d’assurance et d’humour qui émanait de lui.
Il vaut la peine de comprendre que
cette liberté et cette assurance étaient inséparables à la fois de sa conscience chrétienne et de sa connaissance de l’histoire du christianisme. De cette connaissance historique il avait
retenu plus qu’une conviction : une certitude sur l’exigence d’universalisme qui est liée au nom chrétien et qui n’exclut pas du tout la conscience de former une minorité. Il n’a
jamais renoncé à faire valoir ce paradoxe.
Il l’exprimait dès sa jeunesse,
avec une concision et une vigueur étonnantes, en 1930 : « Le problème essentiel pour nous autres talas, c’est de prendre conscience et d’adapter toute notre pensée à ce
fait : nous sommes une minorité, chrétientés de Chine ou du IIè siècle. Il ne faut plus raisonner comme si nous étions les pensants d’un peuple chrétien … Il faut relire la Lettre à
Diognète. Il faut penser pour tous, et en même temps strictement tala … Il faut savoir être une minorité et cependant …Synagogue – non ! Levain ! »
[19]
Ces lignes contiennent et
condensent tous les développements ultérieurs de ce paradoxe chrétien, et en particulier la grande étude qu’il va consacrer en 1951 à cette fameuse apologie écrite sans doute à Alexandrie
aux alentours du IIè ou du IIIè siècle par un auteur inconnu qui explique à son ami païen Diognète que « les chrétiens ne se distinguent des autres hommes, ni par le
pays, ni par le langage, ni par les vêtements »,
[20] mais qu’ils sont « l’âme du monde », puisque « l’âme est répandue dans tous les
membres du corps, comme les chrétiens dans les cités du monde », et que tout en étant enfermée dans le corps, « c’est elle pourtant qui maintient le corps … »
De même, « les chrétiens sont comme détenus dans la prison du monde : ce sont eux pourtant qui maintiennent le monde … Si noble est le poste que Dieu leur a assigné
qu’il ne leur est pas permis de déserter. »
[21]
Dans son commentaire, MARROU ne
pouvait évidemment pas s’interdire de faire écho aux réflexions de son ami le philosophe Emmanuel MOUNIER, qui peu de temps auparavant, en 1950, venait de publier un ensemble de
réflexions sur la présence et la responsabilité des chrétiens dans les sociétés européennes en voie de sécularisation, sous le titre « Feu la chrétienté ». Dans
l’article déjà cité paru dans la revue Esprit, MARROU saluait l’audace avec laquelle le fondateur du personnalisme avait incité les chrétiens à accepter franchement la
situation historique qui leur était faite désormais, « celle où la volonté de Dieu nous a appelés à travailler, sans ce regret lancinant qui ne cessait de ronger les vieux
milieux catholiques, le regret de n’avoir pas plutôt vécu sous saint Louis, ou, à défaut, sous Louis XIV, à la rigueur Charles X, voire Mac Mahon ! »
[22]
On peut comprendre cette pointe
polémique chez cet historien chrétien qui savait mesurer les compromissions de l’Église à travers l’histoire. Mais chez lui, la plus forte insistance portait sur ce qu’il a appelé dans sa
« Théologie de l’histoire », les « devoirs d’une minorité ». Et il sait alors, une fois de plus, relier les origines
chrétiennes à l’avenir du christianisme, du moins en Europe et en Occident.
« L’histoire est là pour
en témoigner : cette responsabilité, les chrétiens des deux ou trois premiers siècles l’ont assumée en pleine conscience, avec assurance, humilité, résolution ; et ils n’étaient
que cette minorité infime et méprisée … Leur exemple doit nous servir de modèle. Tandis qu’achève de s’écailler le vernis de christianisation rémanente qui a si longtemps fait illusion à
nos prédécesseurs sur ce qu’était devenu le monde moderne, nous avons brusquement pris conscience de n’être plus nous aussi qu’une minorité parfois infime dans un monde resté ou redevenu
païen … »[23]
On me pardonnera, s’il le faut,
d’ajouter à ce constat réaliste formulé par un historien l’appel qui le suit immédiatement :
« Cela devrait suffire à
ranimer en nous la vocation missionnaire : lorsque nous voyons parmi les païens tant de richesses humaines, tant de vertus naturelles, tant d’aptitudes au don total de soi, nous ne
pouvons que penser : combien seraient-ils plus dignes que nous de porter le message du Christ, de quelle sainteté ne seraient-ils pas capables ! »
[24]
C’est clair : il y avait chez
MARROU ce même refus d’enfermer les chrétiens et l’Église sur eux-mêmes et cette générosité de l’intelligence dont il fait l’éloge chez MOUNIER, puisqu’il n’a pas seulement cherché à
mettre les chrétiens au travail dans l’histoire, mais « prêchant d’exemple, il s’y est appliqué tout entier. »
[25]
Nous sommes tous capables de
comprendre et de reconnaître cette qualité-là, cette vertu, que certains appelleront sainteté …
Ainsi
soit-il !
[1] H. MARROU, Un homme dans l’Église,
Esprit, Décembre 1950, p. 904.
[2] Ibid. p. 900.
[3] Carnet VIII, XXI, 9 : Carnets posthumes, Paris, 2006, p. 94.
[4] Cf. De la connaissance historique, Paris, 1954 : spécialement le chapitre II :
L’histoire est inséparable de l’historien (p. 51-67).
[5] Carnet VIII, XXI : ibid, p. 93.
[6] Carnet VIII, XIII, 12 : ibid, p. 73-74.
[7] H. MARROU, Décadence romaine ou Antiquité tardive ? III – IVè siècle,
Paris, 1977.
[8] J.R. PALANQUE, H. DAVENSON (pseudonyme d’H. MARROU), P. FAVRE, G. de PLINVAL, J. CHAMPONIER et M.E. LAUZIERE,
Le christianisme et la fin du monde antique, Lyon, 1943 : cité par Pierre RICHÉ, Henri Irénée MARROU, historien engagé, Paris, 2003, p.
74.
[9] Ibid.
[10] Saint Grégoire le Grand, Vie spirituelle 69, déc. 1943, p.
442-455.
[11] Carnet VIII, XIII : Carnets posthumes, p. 71.
[12] Théologie de l’histoire, Paris, 1968, p. 57.
[13] Cité de Dieu, I, 35.
[14] Cf. Cité de Dieu, XIV, 28.
[15] Carnet XI, 102 : p. 378.
[16] Carnet XI, 120, p. 389.
[17] Carnet X, 134 : p. 231.
[18] Carnet X, 134 : p. 232.
[19] Carnet IX, III, 5 : p. 128-129.
[20] A Diognète V, 1 (Sources chrétiennes 33 bis, 1965, p. 63).
[21] Ibid., VI, 1-2, 7-10 (p. 65-67).
[22] H. MARROU, Un homme dans l’Église, Esprit 12, décembre 1950, p.
898.
[23] Théologie de l’histoire, Paris, 1968, p. 106.
[24] Ibid.
[25] Art. cit., Esprit, décembre 1950, p. 302.
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