Le blog de Mgr Claude DAGENS

DES CATHOLIQUES S'ENGAGENT À VIVRE EN HÉRITIERS, EN CITOYENS ET EN TÉMOINS DE DIEU DANS NOTRE SOCIÉTÉ FRANÇAISE

2 Avril 2007 , Rédigé par mgrclaudedagens.over-blog.com Publié dans #Conférences

Conférence donnée le 17 mars 2007 à Rueil-Malmaison, pour le colloque organisé autour du thème : « Pour l’éducation et pour l’école : des catholiques s’engagent ».

 

 

I – UN ENGAGEMENT POSITIF ET UN DEVOIR DE RÉSISTANCE

 

            1. Nous, catholiques en France, « nous tenons à être reconnus non seulement comme des héritiers, solidaires d’une histoire nationale et religieuse, mais aussi comme des citoyens, qui prennent part à la vie actuelle de notre société,  qui en respectent la laïcité constitutive et qui désirent y manifester la vitalité de leur foi. » (Lettre aux catholiques, Paris, 1996, p. 28).

            Cette affirmation a toujours valeur d’engagement et cet engagement, nous avons voulu l’inscrire et le déployer sur le terrain de l’éducation, aussi largement et aussi profondément que possible.

            Aussi largement, c’est-à-dire aussi bien du côté de l’enseignement public que du côté de l’enseignement catholique, avec les différences évidentes et aussi les convergences réelles qui existent parmi les hommes et les femmes qui travaillent des deux côtés.

            Aussi profondément, c’est-à-dire en se référant avant tout aux raisons qui animent des enseignants et des éducateurs quand ils s’engagent dans leur mission au service des jeunes.

            Avec une conviction commune qui a évidemment son versant positif, mais qui peut aussi être explicitée d’une manière critique. Le système éducatif, parce qu’il est devenu un système complexe, est forcément et fortement déterminé par des logiques institutionnelles, qui sont d’ordre économique, financier, administratif, juridique. Il ne s’agit pas d’ignorer ou de refuser ces logiques, mais de les mettre à leur place en les subordonnant à une logique qui nous paraît plus fondamentale et plus déterminante, celle de l’engagement éducatif, qui s’inscrit dans la durée, qui fait appel à des personnes, aussi bien du côté des jeunes que des enseignants, et qui demande à être compris et revalorisé pour lui-même, dans toutes ses dimensions et, en particulier, dans sa dimension politique, c’est-à-dire liée à l’ensemble de la cité, et dans sa dimension chrétienne, c’est-à-dire liée à notre mission de baptisés.

 

            2. Avant d’envisager ces deux dimensions, je voudrais répondre à une question qui ne nous est pas spontanément posée, mais à laquelle nous sommes souvent affrontés, de l’intérieur de nous-mêmes : pour pratiquer vraiment, durablement et efficacement cet engagement éducatif, à quoi devons-nous résister, à la fois en nous-mêmes et à l’intérieur de notre société commune ?

            Je répondrai sans hésiter : au désenchantement et au cloisonnement.

 

                        * Le désenchantement menace, et il va de la résignation à la désespérance. Il explique ces réactions irrationnelles de ressentiment, de dépit, d’amertume que l’on rencontre si souvent parmi des enseignants et des éducateurs. Comme si leur travail était irrémédiablement dévalorisé, soit parce que l’on le détourne de sa logique originelle, soit parce qu’on le charge de responsabilités excessives et impossibles à assumer.

 

            Mais la crise de l’éducation participe alors à la crise de la politique, c’est-à-dire à ces métamorphoses lentes et radicales que l’on est tenté de subir sans les comprendre. Parce que la politique, comme l’éducation, ne fait plus rêver et que les politiques sont devenus terriblement réalistes, car ils savent que leurs marges de manœuvres, notamment financières, sont étroites, et que, par ailleurs, il n’existe plus aujourd’hui de grandes idéologies, de grands discours totalisants qui pourraient enflammer les foules, justifier des engagements durables et donner l’impression d’avoir réponse à tout.

            C’est à ce niveau-là que l’engagement éducatif se trouve de plain pied avec l’engagement politique, parce qu’il fait appel à la vertu de la patience, et encore plus radicalement à la foi. Car il s’agit d’y croire, non pas comme on croit en Dieu, mais comme on croit à un effort permanent en vue non pas de changer le monde – c’est là que serait l’illusion – mais de comprendre et de maîtriser les évolutions de notre société, en faisant appel à notre mémoire commune, à nos héritages aussi bien du côté de la tradition catholique que de la tradition laïque, pour parvenir à des choix sensés dans ce travail de compréhension et de mémoire.

 

                        * À cette résistance intelligente au désenchantement peut être jointe une autre exigence, inséparable de la précédente et également présente au cœur de l’engagement éducatif et de l’engagement politique. Celle qui implique le souci de l’ensemble de notre société, le lien vital, historique et actuel, à la cité commune, à la res publica française, elle-même inséparable de l’Europe et du monde.

            On ne peut pas se résigner à ce que l’éducation et la politique ne soient plus considérées et pratiquées que comme des réponses sectorielles à des doléances individuelles, ou à des revendications particulières, surtout si ces revendications sont portées par des groupes de pression. La compassion ne peut pas tenir lieu de politique, ni d’éducation.

            Le défi à relever commence évidemment par le réalisme. Il est vrai que notre société complexe est terriblement cloisonnée et compartimentée. Les administrations et les services se sentent souvent impuissants devant cette logique implacable de séparation et d’atomisation. Raison de plus pour faire valoir ce qui relie, ce qui met des personnes, des problèmes et des institutions en relations effectives, ce qui permet à une société de vérifier qu’elle est bien plus qu’une somme d’individus juxtaposés, un ensemble vivant, avec des solidarités qui demandent à être entretenues.

            Il est évident que l’éducation nationale est confrontée à ce défi et qu’elle est appelée à le relever avec ses moyens spécifiques, c’est-à-dire non pas seulement avec des crédits en augmentation, mais avec les éléments constitutifs de la culture scolaire. Je ne serai pas le premier à souligner à quel point il s’agit non pas de ressusciter Jules FERRY et son rêve d’une République éducatrice, qui prendrait le relais de l’Église catholique, mais de revaloriser vraiment, à l’intérieur de cette culture scolaire, ce qui peut favoriser ou même susciter chez des enfants et chez des jeunes le sentiment de ne pas être livrés à eux-mêmes, séparés, isolés, mais au contraire d’appartenir à un ensemble vivant ouvert sur l’avenir et de pouvoir s’y inscrire peu à peu.

            À ce sujet, les discours politiques peuvent comporter des incantations superbes ou inquiétantes. Mais le travail d’éducation, lui, est permanent et durable. Il n’est pas à la merci des joutes électorales. Il cherche à faire valoir les ressources dont il dispose déjà et qui demandent sans doute à être réévaluées et revalorisées avec rigueur. Notamment dans trois domaines : celui de l’éducation civique, qui peut et doit initier au sentiment de l’appartenance citoyenne, nationale et internationale ; celui de l’éducation morale, qui apprend le rapport vital et structurant à la loi, à travers la conscience personnelle, et aussi le domaine de l’éducation religieuse qui, à mon sens, ne peut pas concerner  seulement l’enseignement du fait religieux, mais la connaissance des réalités religieuses, à travers des documents, des textes, des témoignages, qui permettent à des enfants et à des jeunes de s’expliquer eux-mêmes sur leurs raisons de croire en Dieu ou d’être agnostiques ou athées.

            Face à ce besoin urgent de faire valoir le souci de l’ensemble, à l’intérieur de notre société compartimentée, il est évident que, nous, qui nous disons catholiques, membres d’un Corps vivant fait de membres divers, nous avons une expérience spécifique à faire valoir. Nous comprenons spontanément cette orientation foncière vers l’intérêt général, vers le bien commun, vers ce qui dépasse les individus. Mais nous ne pouvons pas nous dispenser, quand l’occasion nous en est donnée, de rendre compte intelligemment de ce qui, en nous, fonde cette orientation vers le tout. Ce fondement, ce n’est pas un système de valeurs, et encore moins une idéologie, ni même une morale. C’est Quelqu’un que nous apprenons à connaître en vivant de Lui. C’est la personne de Jésus et c’est l’Amour dont il est le témoin et la source, lui qui est venu « non pas pour condamner le monde, mais pour le sauver » (cf. Jean 3, 17).

            Il devrait donc être clair que, dans notre société laïque et sécularisée, nous sommes les témoins de cet Amour étonnant de Dieu qui, du même mouvement, nous appelle à nous ouvrir à tous, en étant foncièrement liés à la res publica, et à aller nous-mêmes à la source, en la laissant passer à travers les signes de notre spécificité chrétienne.

            C’est ainsi que nous apprenons à pratiquer à frais nouveaux ce civisme chrétien qu’évoque Marcel GAUCHET, qui est tout à fait différent du cléricalisme conservateur ou du progressisme clérical, puisqu’il nous oblige et nous apprend à être fidèles aux fondements de notre foi chrétienne tout en reconnaissant le caractère non chrétien de notre société laïque.

 

 

II – L’ENGAGEMENT POLITIQUE DES CATHOLIQUES DANS LA RÉPUBLIQUE LAÏQUE

            On pourrait  envisager cet engagement  politique des catholiques dans la perspective de l’histoire et montrer comment l’on est passé d’une logique d’opposition frontale entre des blocs antagonistes à une logique de coexistence apaisée et même de partenariat effectif.

            Mais ce n’est pas sous l’angle des relations entre l’Église et l’État que je voudrais procéder à ce discernement, mais d’une autre manière, en cherchant à comprendre quelles conversions intérieures à la conscience catholique peuvent rendre compte de notre présence réelle à la cité commune, à la res publica.

            * Ces conversions intérieures à la conscience catholique étaient déjà inscrites il y a dix ans dans notre Lettre aux catholiques de France : où en sommes-nous de leur mise en oeuvre ?

            * D’autre part, je m’appuierai sur ma propre expérience d’évêque, amené à vérifier souvent que les catholiques participent très habituellement à la vie de notre société et qu’ils y exercent une véritable responsabilité éducative.

 

            1. La prise de conscience souhaitée par la Lettre aux catholiques de France

 

                        * Cette lettre, dans sa première partie – on ne l’a pas toujours compris – voulait susciter un engagement renouvelé des catholiques et de l’Église catholique dans la société française à partir d’un acte fondamental de réalisme, ou, si l’on préfère, d’un discernement intelligent.

            Reconnaissons que nous sommes catholiques, membres de l’Église catholique, dans une société qui est devenue pluraliste et sécularisée. Autrement dit, nous ne sommes plus en position dominante, comme nous l’avons été ou comme nous avons rêvé de l’être. Et nous acceptons cette situation nouvelle et incontestablement éprouvante, puisqu’elle s’accompagne d’un affaiblissement institutionnel du Corps ecclésial, qui se manifeste à travers des indices multiples : baisse de la pratique religieuse, vieillissement des prêtres et des communautés, pénurie des vocations, éclatement ou perte de la mémoire chrétienne.

            Mais il faut tirer toutes les conséquences de ce constat sociologique : on ne peut plus traiter les catholiques et l’Église catholique comme au temps où ils se prévalaient de leur position dominante. C’est alors que s’impose à la conscience catholique un travail de compréhension réaliste de notre situation, que viennent encourager des témoins tels que Jean Claude GUILLEBAUD :

            « Elle était donc là cette puissante institution catholique à qui nous réservions nos flèches et nos critiques, ce catholicisme dominateur et clérical face auquel nous recommandions la méfiance ! Je mesurais l’absurdité de certains réflexes, de certains discours auxquels j’avais moi-même adhéré. L’anticléricalisme contemporain, y compris celui des chrétiens de gauche, me semble tout à coup décalé du réel, aussi paradoxal que l’antisémitisme sans Juifs de certains Polonais. L’Église réelle, celle que je redécouvrais, faisait plutôt songer à ces communautés chrétiennes des premiers siècles, solidaires et joyeuses, mais tenues à l’œil par le pouvoir romain. Dans un premier temps, c’est cette interprétation optimiste que je fis mienne.  Que l’Église catholique ait perdu ses richesses, son omniprésence et sa puissance rend assez risible l’anticléricalisme façon IIIè République qui renaît dans nos sociétés, mais cela ouvre peut-être la voie à un extraordinaire rajeunissement du christianisme ! » (Jean Claude GUILLEBAUD, Comment je suis redevenu chrétien, Paris, 2007, p. 132-133).

 

                        * C’est face à ce constat réaliste et même prophétique que nous avons désormais à nous situer. Comment vivre notre vocation chrétienne dans cette situation de faiblisse évidente ou, pour le dire en des termes qui ont leur poids historique et théologique, comment demeurer une Église missionnaire, qui va s’efforcer, comme le disait la Lettre aux catholiques de France, de ne pas se refermer sur elle-même, en devenant un ghetto ou un club, mais de mettre en œuvre, dans ces conditions nouvelles et éprouvantes, la logique de l’Évangile : « Sel de la terre, lumière du monde » (Matthieu 5, 13) ?

            L’enjeu est considérable, car il se heurte à des tentations très réelles de peur et de repliement, qui s’accompagnent inévitablement d’attitudes de méfiance et d’agressivité à l’égard de la société et de l’État.

            Allons-nous accepter vraiment – et il s’agit d’un travail d’éducation mutuelle à pratiquer à l’intérieur de nos communautés – que l’Église catholique en France ne soit pas seulement l’Église des catholiques, mais qu’elle apprenne vraiment à devenir le Corps du Christ – pas un bloc, mais un Corps diversifié – qui vit, qui témoigne, qui prie, qui aime au milieu de tous et au service de tous ?

 

            2. La participation réelle des catholiques à la démocratie

 

            Les catholiques sont des citoyens présents à l’intérieur de notre société démocratique et appelés à y exercer une responsabilité éducative. Je voudrais montrer que ces affirmations sont vraies, vérifiées et vérifiables, à partir de mon expérience pastorale d’évêque.

 

                        * J’insiste d’abord sur le principe d’intériorité, qui est aussi d’ordre éducatif. Nous sommes présents à l’intérieur de notre société démocratique. Nous ne sommes pas des spectateurs qui regarderaient la vie politique comme on regarde une pièce de théâtre ou un match de football, quitte à critiquer certaines tendances actuelles à préparer les élections comme on prépare une compétition sportive.

            La démocratie est toujours fragile. Comme le disait si fortement PÉGUY au temps de l’affaire Dreyfus, elle exige un travail permanent et raisonnable d’éducation, précisément pour résister au jeu des passions et des émotions, si facile à instrumentaliser.

 

                        * Je peux et je veux témoigner, en tant qu’évêque, de la participation effective de beaucoup de catholiques à ce travail d’éducation démocratique. Pour la simple raison que des catholiques relativement nombreux sont effectivement présents dans des conseils municipaux, dans des associations, dans des groupes multiples aux finalités sociales, humanitaires ou culturelles.

            Ils sont diversement engagés, et ils prennent, avec d’autres, leur part de responsabilités. Mais ils ne disent peut-être pas eux-mêmes à quel point leurs engagements politiques trouvent non pas exactement leurs raisons, mais leur source dans leur foi chrétienne. Et d’une manière très précise dont je suis souvent témoin, leur foi en Dieu est en eux une ressource de confiance humaine, plus forte que les raisons de renoncer, ou de se décourager, ou de céder à des pressions multiples. Autrement dit, entre les combats intérieurs à la foi et les tensions inévitablement liées à des responsabilités publiques, il existe des liens très réels.

            Et c’est pourquoi il m’arrive souvent de constater ceci : l’Église catholique, en beaucoup de ses responsables et de ses membres, se trouve aujourd’hui de plain pied avec ceux et celles qui exercent des responsabilités locales,  qu’ils soient croyants ou non. Nous nous situons, avec nos convictions différentes, sur le même terrain qui est celui de notre société fragile. Et nous comprenons alors, au-delà des mots, que nous sommes confrontés à une question qui nous est commune : « Que voulons-nous vraiment pour notre société ? »

            Je perçois cette question à travers de multiples dialogues. Je sais que les réponses négatives sont faciles : nous ne voulons pas la violence, nous ne voulons pas l’insécurité, nous ne voulons pas la corruption, nous ne voulons pas le mensonge, nous ne voulons pas des inégalités et des précarités aggravées par le chômage.

            Mais à quoi sommes-nous prêts pour que le respect et la dignité des personnes soient aussi un impératif de la vie politique ? À quelles conditions, à la fois politiques et économiques, et aussi morales et spirituelles, pouvons-nous contribuer à cette affirmation et à cette défense de la dignité des personnes, en résistant, s’il le faut, à cette idéologie rampante qui tend à traiter les personnes comme des objets ou comme des pions ?

            La politique et l’éducation sont liées à ce niveau-là, qui fait appel non pas à des attitudes de compassion individuelle et encore moins à des réflexes de peur, mais à la conscience d’appartenir à une réalité commune, à une res publica, à l’intérieur de laquelle nous acceptons d’être liés les uns aux autres, et non pas renvoyés à nos besoins ou à nos désirs individuels.

            Mais, pour relever ce défi à la fois d’ordre politique et d’ordre éducatif, il me semble que deux conversions intérieures à la conscience chrétienne et  à la mission de l’Église sont aujourd’hui indispensables et même urgentes.

 

                        * La première concerne nos relations avec les jeunes générations. Cessons d’alimenter le discours dominant qui met en relief les séparations, les distances, les fossés infranchissables. Certes, il y a des fossés culturels et sociaux, et qui se sont creusés ces dernières années. Mais je crois aussi et je vois qu’il existe de nombreuses personnes, et spécialement dans nos communautés chrétiennes et nos institutions éducatives, aussi bien du côté de l’enseignement public que de l’enseignement catholique, qui pratiquent avec des jeunes le dialogue, la confrontation ouverte, la proposition positive de la foi d’une façon résolue et convaincue.

            À nous de faire en sorte que l’Église elle-même, dans toutes ses instances, apprenne davantage à se situer sur ce terrain de l’éducation mutuelle et qu’elle donne aux personnes qui s’y consacrent la chance d’être reconnues au titre de cet engagement éducatif qui vaut pour lui-même.

 

                        * Enfin, s’il est vrai que cet engagement éducatif a une dimension politique, s’il participe à la vie de la cité commune, alors nous ne pouvons plus nous résigner aux clivage apparemment insurmontable entre la religion, qui serait réservée au domaine privé, et le politique ou le social, qui seraient du domaine public.

            Je respecte la séparation entre l’Église et l’État, mais, dans un cadre institutionnel de séparation, je croix qu’il nous faut reconnaître que des relations réelles, non seulement de voisinage, mais de partenariat, sont possibles. Et surtout que nos actes religieux, nos activités chrétiennes ont une dimension sociale et des effets sociaux. C’est au titre de notre foi au Christ que nous participons à la vie démocratique et il nous faut donc comprendre à frais nouveaux comment nous sommes aussi des citoyens en étant témoins de Dieu et à travers quels signes concrets la foi chrétienne s’inscrit à l’intérieur du tissu de notre société.

 

 

III – LA SPÉCIFICITÉ CHRÉTIENNE INSCRITE À L’INTÉRIEUR DE NOTRE SOCIÉTÉ PAR L’ENGAGEMENT ÉDUCATIF

 

            1. L’agir éducatif chrétien

           

            Ce clivage ou cette opposition entre le religieux ou le spirituel et le social ou le politique peut se comprendre dans le cadre d’une tradition laïque qui tend par principe à exclure les religions de l’espace public, pour des raisons évidemment discutables.

            Mais ce clivage ou cette opposition ont été aussi pratiquées à l’intérieur de l’Église catholique, sans doute parce que certains de ses membres avaient inconsciemment intériorisé les catégories inspirées par la séparation entre l’État et l’Église. Durant des décennies récentes, certains ont établi une espèce d’opposition profonde, voire d’incompatibilité interne à la mission chrétienne : d’un côté, les spécialistes de la prière, de la liturgie et de la vie sacramentelle, de l’autre les militants de l’action sociale et politique. Avec des attitudes mutuelles d’incompréhension et d’exclusion.

            Il me semble que la dévalorisation latente de l’engagement éducatif comme tel est lié à un tel contexte. L’engagement politique et social semblait seul digne de la qualification d’engagement. Et l’on pourrait montrer comment certains choix pastoraux, dans l’Église et aussi dans des congrégations religieuses, s’inspiraient de cette dichotomie désastreuse.

            Nous n’allons pas perdre notre temps à dénoncer des coupables ou à battre notre coulpe. Nous avons mieux à faire : nous avons à revaloriser l’engagement éducatif pour lui-même, en comprenant nous-mêmes qu’il opère justement la jonction entre le spirituel et le social. Il vient inscrire la spécificité chrétienne à la fois dans l’expérience religieuse des personnes et dans le tissu de notre société laïque. Et, pour être tout à fait réaliste, il faut aussi pouvoir montrer que cette jonction intérieure à l’engagement éducatif peut se réaliser et se vérifier aussi bien dans les structures de l’enseignement public que dans celles de l’enseignement catholique.

            Certains peuvent avoir des raisons de penser qu’il ne faut pas crier trop vite à une sorte de réconciliation entre ces deux « réseaux » de l’éducation  nationale. Mais, en tant que chrétiens et membres de l’Église, nous avons la liberté de nous expliquer mutuellement sur ce qui nous est commun dans notre façon de comprendre notre engagement éducatif, d’un côté ou d’un autre, et surtout de comprendre comment, par quels signes, quelles pédagogies, à travers quelles étapes cet engagement éducatif, pratiqué aussi bien dans l’enseignement public que dans l’enseignement catholique, vient inscrire la spécificité chrétienne à l’intérieur de notre société.

            Je me bornerai à suggérer quelques uns de ces signes ou quelques unes de ces pédagogies qui relient le spirituel et le social à l’intérieur de l’engagement éducatif.

 

                        * L’attention prioritaire aux personnes

                        Beaucoup d’entre vous connaissent l’expression par laquelle Madeleine DANIÉLOU, inspirée par BERGSON et par sa propre expérience, soulignait l’orientation foncière de toute éducation chrétienne : « Discerner la ligne de l’élan créateur dans un être et la suivre, discerner aussi la conduite de Dieu sur lui et la seconder. »

            Il y a là évidemment plus que la jonction entre le spirituel et le social. Il y a la relation intime entre l’humain et le divin, les capacités d’un être et les appels de Dieu. Mais, d’une manière ou d’une autre, tout acte éducatif est un acte de foi qui s’adresse à des personnes et qui passe par des personnes, en leur donnant la priorité par rapport à tous les autres éléments constitutifs de l’éducation.

 

                        * Avec – c’est là un second signe – un mélange permanent de confiance et d’exigence. Plus exactement ou plus radicalement, l’éducation ne peut se déployer durablement que sur un fond de confiance risquée. Et, d’une certaine manière, toute l’Alliance de Dieu avec les hommes, d’Abraham et de Moïse à Jésus Christ et aux apôtres, peut se lire et se comprendre comme le déploiement de cette confiance risquée de la part de Dieu quand il s’engage envers son peuple et envers tout être humain en quête de Vérité et de Vie.

            On ne devient éducateur, à longueur de vie, qu’en participant à cette Alliance risquée de Dieu avec les hommes et en exerçant les discernements qui en font intrinsèquement partie.

 

                        * Car – c’est le troisième signe intérieur à l’agir chrétien dans l’éducation – on ne peut pas éduquer sans accepter d’entrer soi-même dans un cheminement ininterrompu où l’on ne cesse pas de donner et de recevoir.

            L’éducation est par elle-même à l’opposé d’un système, quel que soit le système, ancien ou moderne, parce qu’un système est toujours tenté de se suffire à lui-même et de se fermer sur lui-même. Il y a dans l’acte éducatif un présupposé fondamental d’ouverture à l’inconnu, qui fait aussi partie de la théologie biblique, et spécialement du temps biblique, qui n’est pas un temps cyclique retourné sur lui-même, mais un temps ouvert aux appels et aux engagements de Dieu.

 

                        * Inséparable de cette dernière caractéristique de la pédagogie divine, on peut en ajouter une quatrième : celle qui concerne la liberté de Dieu à l’œuvre au-dedans de tous les conditionnements de l’histoire.

            Ce n’est pas là un principe abstrait, mais une règle de discernement qui vaut dans tous les domaines de l’initiation chrétienne, de la catéchèse des enfants à la préparation des adultes au baptême, à la confirmation, à l’Eucharistie, et aussi au mariage ou à l’ordination. Tout travail d’initiation chrétienne permet de vérifier ce fait majeur : rien n’empêche Dieu de se révéler et d’agir à l’intérieur des conditionnements de l’existence humaine, qu’ils soient personnels, sociaux, familiaux ou politiques. Les catéchumènes adultes, et aussi, parfois des enfants qui demandent d’eux-mêmes à être catéchisés, en sont l’illustration la plus concrète.

            L’éducateur chrétien, engagé dans ce travail d’initiation, comprend qu’il n’a pas l’initiative. Il est vraiment au service de la liberté de Dieu et c’est     pourquoi il me semble que, même dans l’enseignement catholique, même quand l’initiation chrétienne est intégrée à la vie des établissements, elle ne peut pas ne pas respecter cette réalité saisissante et vérifiable de la liberté de Dieu à l’intérieur de nos conditionnements humains et de nos libertés.

 

            2. L’expérience du mal

 

            Il me semble enfin que l’on ne peut pas aujourd’hui évoquer la spécificité chrétienne et son inscription dans notre société sans être affronté à l’expérience du mal.

            Pour une raison majeure dont Jean Claude GUILLEBAUD souligne le caractère massif dans son dernier livre. Notre monde et notre civilisation doivent faire face à la brutalité du mal dans des conditions extrêmement complexes. Non seulement parce que la puissance du mal est visible, à travers la violence des guerres, du terrorisme, ou des meurtres et des accidents, mais parce que les medias ont tendance à montrer et à interpréter cette puissance du mal à travers une logique terriblement sommaire. S’il y a du mal, c’est qu’il y a des coupables du mal, qu’il faut poursuivre et dénoncer, à travers des procès qui remplissent aussi l’univers médiatique.

            Quant à l’interprétation du mal, elle fait appel à ce qu’il y a de plus brutal, et aussi de plus pervers, dans la schématisation manichéenne, qui dresse face à face les victimes et les bourreaux, eux-mêmes rangés dans la camp des bons et dans le camp des méchants. Avec la tentation malheureusement très réelle et très puissante de l’inversion qui consiste à montrer que les supposés coupables sont des victimes et que les victimes sont en réalité liées avec le mal.

 

            Nous sommes quelquefois désarmés devant ce déploiement du mal et sa médiatisation perverse. D’autant plus que les réflexes compassionnels si faciles tendent à nous enfermer tous dans la prison du mal et de nos connivences avec lui. Je sais bien que l’énigme du mal résiste au travail de la raison, mais je sais et je crois que, face à cette énigme, la Révélation chrétienne est d’une force et d’une cohérence étonnantes.

 

                        * La foi judéo-chrétienne se présente d’abord comme un réalisme radical. « Tous sont coupables », dira l’apôtre Paul aux Romains. Et l’histoire biblique commence par un meurtre provoqué par la jalousie entre deux frères, Caïn et Abel.

            C’est clair : le mal a une histoire, il est intérieur à toute l’histoire de l’humanité et à chaque histoire humaine. Il ne vient pas de l’extérieur.

 

                        * Mais – et c’est la deuxième affirmation de la Révélation chrétienne – Dieu, le Dieu créateur qui est totalement innocent du mal, ne se résigne pas au mal des hommes. Il sait qu’il y a aussi en tout être humain la capacité de vaincre le mal par le bien et par l’amour. Et lui-même va se risquer, en son Fils Jésus Christ, à affronter et à prendre sur lui toute la puissance du mal.

            C’est le plein sens de l’Incarnation rédemptrice et de la Passion de Jésus, que l’on peut comprendre non seulement comme une lutte à mort, mais comme une recréation du monde. En prenant sur Lui tout le mal du monde, le Fils brise ce qui était fermé dans notre humanité et notre monde. Il ouvre, par sa Croix, le chemin du Royaume. « En sa personne, dira l’apôtre Paul, il a tué la haine, et il est notre paix. » (Eph. 2, 16). Et les dernières paroles de Jésus crucifié disent tout de cette conversion décisive que Dieu opère à travers la passion du Fils : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Luc 23, 34).

 

            Il me semble que ce cœur de la Révélation chrétienne doit s’inscrire dans nos engagements éducatifs d’une manière que nous ne pouvons jamais déterminer à l’avance.

            Je le dis en pensant aux jeunes que je rencontre et aux questions de vie et de mort qu’ils se posent. C’est clair : ces jeunes nous rappellent, s’il le faut, ou nous obligent à comprendre à frais nouveaux que le christianisme, bien avant d’être une morale, est une révélation de l’Amour de Dieu plus fort que tout le mal du monde, et que, d’une manière ou d’une autre, c’est ce coeur de la spécificité chrétienne que nous avons à inscrire dans nos propres cœurs pour pouvoir l’inscrire au-dedans de notre société.

            Ceci vient confirmer ce que tant d’éducateurs n’ont pas cessé et ne cessent pas de nous rappeler, de Madeleine DANIÉLOU à Hanna ARENDT : en dernière instance, l’éducation est une œuvre d’amour et une passion. Elle ne peut donc pas être séparée de l’œuvre d’Amour de Dieu qui s’accomplit dans la Passion de Jésus Christ et dans cette sagesse nouvelle qui nous est alors proposée et que nous sommes appelés à pratiquer avec toutes les ressources et tous les engagements qui sont les nôtres.

 

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