Le blog de Mgr Claude DAGENS

EVANGELII GAUDIUM : LES ORIENTATIONS DU PAPE FRANÇOIS. Entretien avec Mgr Dagens, paru dans "Le Courrier français" du 20 décembre 2013

23 Décembre 2013 Publié dans #Interviews

EVANGELII GAUDIUM : LES ORIENTATIONS DU PAPE FRANÇOIS. Entretien avec Mgr Dagens, paru dans "Le Courrier français" du 20 décembre 2013

Après la publication de la première exhortation apostolique du Pape François, Evangelii Gaudium, La joie de l’évangile, Mgr Claude Dagens revient sur ce texte majeur où le Pape donne les grandes lignes pastorales de son pontificat.

Courrier Français : Le 26 novembre, le Pape François publiait sa première exhortation apostolique, Evangelii Gaudium, La joie de l'Évangile. Vous reveniez depuis peu de Rome, comment avez-vous reçu ce texte ?

Mgr Dagens : Je l’ai reçu avec un mélange de surprise et de joie. La surprise vient du fait que cette exhortation apostolique n’était pas attendue à ce moment-là. Il y avait eu un synode sur la nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi en octobre 2012 auquel j’avais participé comme un des délégués des évêques français. Étant appelé à donner suite à ce synode par une exhortation apostolique, on pouvait penser que le nouveau Pape serait obligé de prendre le temps de construire, de composer, d’écrire, ce texte. J’imaginais avec d’autres qu’il paraîtrait dans les premiers mois de l’année 2014. Et voici qu’il paraît à la fin du mois de novembre au moment même où s’achève l’année de la foi.

Fin octobre et début novembre, je suis allé deux fois à Rome, et personne ne savait que cette exhortation apostolique allait venir quelques semaines après. Ce qui veut dire sans doute que c’est le Pape François qui l’a rédigée lui-même dans sa totalité. Ce texte est donc comme le programme et plus, l’élan inspirateur de son pontificat, puisque l’encyclique précédente du mois de juillet, La lumière de la foi, avait été essentiellement écrite par Benoît XVI. Là, nous avons un texte qui contient les convictions, les engagements, les insistances de notre Pape François, je les reçois avec une grande joie. Le titre lui-même chante comme un chant d’espérance : La joie de l’Évangile, Evangelii gaudium.

C. F. : Le Pape évoque la transformation missionnaire de l’Église. Quelle est selon vous la nouveauté dans sa façon d’encourager et d’orienter l’Église dans cette nouvelle étape évangélisatrice ?

Mgr Dagens : Il y a un mot qui revient constamment dans tous les chapitres de cette exhortation et dès le début, au sujet de la conversion missionnaire de l’Église, c’est : « sortir » ou « sortie ». Le Pape François se réfère à Paul VI et insiste sur le fait que l’Église dans les temps actuels, qui sont des temps de crise, où un certain nombre de catholiques sont tentés par le repliement, est appelée à « sortir d’elle-même ». Comme Benoît XVI le disait déjà - ils sont dans la même ligne : le but de l’Église, ce n’est pas l’Église ; le but de l’Église, c’est l’évangélisation ; et l’Église évangélise en recevant elle-même l’évangile du Christ et la joie de l’évangile, et d’autre part, en sortant d’elle-même pour vivre cette joie dans un monde qui ne déborde pas de joie et d’espérance.

L’autre expression qu’emploie souvent le Pape, c’est : « aller vers les périphéries ». Il donne à ce mot de périphérie un double sens. Il s’agit bien entendu des périphéries géographiques, sociales, notamment les périphéries urbaines, les zones de précarité, de pauvreté, qui sont extrêmement nombreuses dans son pays d’origine, l’Argentine, mais aussi dans nos pays européens et à Angoulême, les périphéries que l’on appelle quelquefois des quartiers sensibles ou difficiles, avec des violences et des peurs. Il y a donc le sens géographique et social de ces périphéries urbaines, et d’autre part le sens existentiel, c'est-à-dire des zones de l’existence humaine où il y a des souffrances, des détresses et notamment - c’est le 2e chapitre - ce qu’il appelle, en y insistant, des phénomènes d’exclusion. Il explique que les phénomènes d’exclusion ne sont pas comparables aux phénomènes d’oppression ou d’exploitation que Marx avait analysés avec la lutte des classes. Il dit : quand c’est l’exclusion qui domine, les personnes se trouvent par définition en dehors de la société. Il ajoute : elles deviennent alors comme des déchets, des restes. Et l’on ne peut pas se résigner à traiter des êtres humains comme des déchets. Il donne un exemple très parlant. Il dit : une vieille femme qui meurt de faim dans une ville riche où beaucoup de gens peuvent consommer, on en parle pas mais la bourse monte de deux points ou descend de deux points, c’est une grande nouvelle. Il y a une disproportion formidable, on ne peut se résigner, dit-il, on doit lutter contre cette économie de l’exclusion et du déchet, qui est en même temps une économie du mépris de la personne humaine.

Il y a donc dans ce texte l’appel de l’Église à sortir pour être présente dans ces périphéries, soit géographiques, soit humaines, c’est-à-dire existentielles, là où le mépris de la dignité humaine inspire, provoque, des processus destructeurs.

C. F. : Le Pape François porte un regard clair et lucide sur la société en invitant à relever des défis. Que pensez-vous de son analyse ?

Mgr Dagens : Il a - notamment dans le 2e chapitre - un regard extrêmement réaliste sur le monde actuel et en même temps un appel adressé aux chrétiens, à l’Église catholique, à tout le peuple de Dieu comme il dit lui-même : d’apprendre à sortir de lui-même pour être présent à l’intérieur de notre société et de tout ce qui la rend parfois injuste et inhumaine.

Je ne peux pas oublier que déjà des critiques montent vers le Pape, contre ce qu’il exprime ainsi au sujet de son diagnostic, de son discernement lucide sur la situation du monde, avec la disparité sociale, l’économie de l’exclusion. J’ai vu des messages qui disent qu’il est ignorant à l’économie ou bien qu’il est converti au socialisme. C’est un outrage immense. Ces remarques, critiques, viennent de gens qui n’ont rien compris à l’intention inspiratrice du Pape François. Son intention n’est pas de s’exprimer en économiste, en technicien de l’économie ni en homme politique. Son intention est d’alerter notre société, notre humanité, sur ce qui risque de les démolir, de les dissoudre, de les déshumaniser, autrement dit il parle comme un prophète.

Un prophète selon la tradition juive, chrétienne, est un homme que Dieu envoie pour avertir son peuple, pour dire au peuple : attention ! Vos comportements, vos actions ne sont pas conformes aux désirs de Dieu, à l’alliance de Dieu. Et donc il faut corriger, changer, convertir ces attitudes et ces comportements. Et le Pape François parle comme un prophète qui invite tout le peuple de Dieu et en même temps, les sociétés humaines, les responsables des sociétés humaines, à comprendre les exigences actuelles de ces conversions radicales pour empêcher notre monde de se détruire lui-même. Il ne le fait pas comme Jean-Paul II qui, dans sa première encyclique Redemptor Hominis, évoquait le risque nucléaire avec les inventions de la science par rapport à l’énergie nucléaire qui donnent aux pouvoirs, aux nations, aux états et aux chefs des états, la possibilité d’employer une arme destructrice. La prophétie du Pape François est d’un autre ordre, elle est surtout d’ordre anthropologique. C’est-à-dire que la dignité humaine ne peut pas être traitée comme une marchandise. Il ne le dit pas ainsi mais c’est exactement la même inspiration lorsqu’il parle précisément des personnes humaines, des vieux ou des jeunes, ou des ouvriers, ou des travailleurs, ou des chefs d’entreprise d’ailleurs, qui sont traités comme des objets de manipulation en fonction des seules exigences de la rentabilité financière ou des lois d’un marché sans contrôle.

J’ajouterai que la parole du Pape François n’est jamais pessimiste, elle n’a jamais un ton de lamentation. Il y a chez lui, ce n’est pas un optimisme, c’est une confiance indéracinable en Dieu et en l’action de Dieu. En cela, il est tout à fait disciple de saint Ignace de Loyale et jésuite, il pratique le discernement qui porte non pas sur les évolutions historiques, économiques ou politiques du monde mais sur la présence de Dieu à l’intérieur de ces évolutions. C’est un acte de foi radical concernant cette présence de Dieu dans l’histoire des hommes.

C. F. : La joie de l’évangile… La joie de croire… On retrouve dans cette exhortation des convictions et des orientations que vous avez exprimées depuis longtemps devant les chrétiens de Charente et les catholiques de France. Que vous inspire cette convergence d’idée que vous partagez avec le Pape ?

Mgr Dagens : Je constate avec une très grande joie cette espèce de connivence, de compréhension, qui m’encourage dans les convictions et les pratiques que j’ai depuis des années essayées de faire valoir dans l’Église locale de Charente et en France.

Cela s’exprime de deux manières. La première, c’est que je n’accepte pas que l’Église catholique, que le peuple de Dieu, se considère comme un camp retranché ou une cité assiégée. À vrai dire, je pense, comme historien aussi, que cette attitude exclusivement défensive et agressive risque toujours d’obtenir des résultats négatifs. En allant à l’attaque contre nos ennemis, on risque d’imiter leurs attitudes agressives et de devenir nous-mêmes agressifs. Ce n’est pas conforme à l’évangile qui ne demande pas d’être aveugle sur ce qui est mauvais dans notre monde et dans ces processus destructeurs de notre humanité, de notre dignité humaine. Mais l’attitude de l’Église du Christ est inséparable du Christ lui-même qui dit à Nicodème : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils, son unique, non pas pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui ». Donc la mission de l’Église est inséparable de la révélation de cette alliance de Dieu, de cet amour de Dieu en Jésus Christ, de cet amour qui saisit et qui sauve et qui n’est pas là pour condamner. Comme je l’ai écrit aux catholiques de Charente en septembre dernier : Non aux clubs catholiques, oui à l’initiation chrétienne.

Et j’en viens à ma deuxième raison de connivence et d’accord avec le Pape François : il y a aujourd’hui une attente spirituelle dans notre société d’indifférence. En même temps qu’existe des réactions de rejet, de mépris, de refus, d’athéisme, il y a aussi des attitudes spirituelles d’attente de Dieu, d’attente de raison de vie, d’espérance forte au milieu de nos faiblesses et des duretés du monde. Je le vois à l’Académie française toutes les semaines avec une grande joie quand je rencontre des personnes qui ne sont pas familières de la tradition chrétienne mais qui comprennent ce que je porte en moi et comment je peux témoigner du Christ. Le Pape dit : il faut proclamer Jésus Christ sur la place publique. Et bien, je le fais, comme jeudi dernier (le 5 décembre, NDRL), j’étais appelé à présider la séance solennelle de rentrée et à prononcer le Discours sur la vertu. Je l’ai transformé en éloge de la miséricorde en citant le Pape François et j’ai évoqué, sous la coupole, c’est-à-dire au milieu d’au moins 300 personnes de tous bords politiques et culturels, le dialogue de Jésus avec le bon larron de l’évangile, c’est-à-dire avec ce criminel qui se reprend et qui dit à Jésus crucifié : « Souviens-toi de moi quand tu seras dans ton royaume » ; et Jésus lui répond : « Aujourd’hui même tu seras avec dans le paradis » (Lc 23, 43). Prononcer ces paroles de l’évangile dans une église, ce n’est pas surprenant, les prononcer sous la coupole au milieu d’un public très varié, j’en étais très ému et j’étais en même temps très heureux.

Précisément parce que notre société n’est plus chrétienne, la vie chrétienne peut y apparaître davantage comme une nouveauté. Nous pouvons être réellement présents à cette société telle qu’elle est, dure et fragile, et comprendre nous-mêmes que nous pouvons être reconnus comme des chrétiens qui ont leur place à tenir dans la société avec leur foi chrétienne et surtout leur espérance chrétienne et leur amour chrétien. Mais il y a un seuil à franchir pour que les catholiques et l’Église catholique ne se traitent pas eux-mêmes comme des marginaux. Le problème, ce n’est pas les autres qui ne partagent pas notre foi, le problème, c’est nous-mêmes. Et je retrouve le Pape François et l’appel à sortir de nous-mêmes, non pas pour organiser des expéditions punitives mais pour être nous-mêmes à l’intérieur de la pâte de la société. C’est la parole de Jésus : « Vous êtes comme le levain dans la pâte » ; « Vous êtes le sel de la terre » ; « Vous êtes la lumière du monde ».

C. F. : Ce texte du Pape François, d’environ 200 pages, est très simple à lire et facilement accessible au plus grand nombre. Pensez-vous qu’il sera largement reçu ?

Mgr Dagens : Il faut, comme le Pape François le dit au début de son exhortation apostolique, maintenant recevoir ce texte et je compte le présenter, le commenter, lors d’une conférence que je donnerai à la maison diocésaine très probablement le lundi 20 janvier prochain à 20h30.

Evangelii Gaudium, la joie de l’évangile, en lisant ce texte, on est comme emporté non pas dans une espèce de grand fleuve où on découvre beaucoup de paysages nouveaux et on sent une tonalité, un accent, de joie. Ce texte sur la joie de l’évangile est écrit dans la joie par un homme qui a beaucoup de soucis. Mais la joie passe à travers les soucis, les peines, et même quelquefois les peurs et les souffrances. La joie est la plus forte, c’est la promesse de Jésus à ses disciples : « Vous serez tristes mais votre tristesse se changera en joie » ; et aussitôt après : « Je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la joie et, votre joie, personne ne pourra vous l’enlever » (Jn 16, 20-22). C’est la joie des renaissances, c’est la joie de Noël.

Propos recueillis par Laetitia Thomas

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